Joséphine Meyhoffer de Félice (1842-1937) Une voyageuse au Proche-Orient #2

Hiver 1876. Une jeune femme de 34 ans et son amie entament un voyage de quatre mois qui les conduit en Égypte, puis en Palestine, avant de rentrer par la Méditerranée orientale: la Turquie, la Grèce, l'Italie. Ce périple est mené par John Cook, fils de l'inventeur des voyages organisés, Thomas Cook. Profondément chrétienne, elle réalise un rêve qu'elle relate dans son journal de voyage, aujourd'hui conservé à la Bibliothèque de Genève et récemment édité.

Joséphine Meyhoffer de Félice (1842-1937) Une voyageuse au Proche-Orient #2

Mur des lamentations
Thévoz, Frédéric; Bridel, Philippe Louis Justin La Palestine illustrée: collection de vues recueillies en Orient. De Jaffa à Jérusalem Lausanne, Bridel, 1888-1891 Crédit: Bibliothèque de Genève

Mur des lamentations 

Terre de rencontres
Pour Joséphine Meyhoffer de Félice qui découvre ce pays, la Palestine a cette particularité de représenter tout autant l'altérité (les paysages, la végétation, les populations), qu'une forme d'identité (le berceau du christianisme, la présence coloniale des occidentaux).
C'est ainsi que notre voyageuse au cours de son périple a l'heureuse surprise d'y rencontrer nombre d’amis et de connaissances, liés aux multiples missions protestantes qui s’y trouvent. Les visites peuvent être attendues, comme celle de l’incontournable évêque protestant neuchâtelois Gobat à Jérusalem, qui d’ailleurs l’hébergera dans la ville sainte. D’autres rencontres sont plus fortuites, comme celle de M. Nott à Beyrouth, un anglais qui a fondé plusieurs écoles dans la région et qui avait connu le père de Joséphine à Toulouse. 
Si ces retrouvailles sont bienvenues et réconfortantes après une journée fatigante, c'est la confrontation avec les populations indigènes qui sont pour nous, lecteurs et lectrices du 21e siècle particulièrement intéressantes.

Rencontre avec les populations
En profonde humaniste, elle est sincèrement révoltée par les conditions de vie qu’elle côtoie, sans pourtant toujours se départir des préjugés de son temps. 
Elle déplore le manque d’ardeur et d’activités pour faire fructifier les champs, ou pour construire une route. Le progrès est forcément ce mouvement de l’Occident industrieux qui met en valeur les productions de la terre, source de bien-être matériel. Aujourd'hui notre Occident commence tout juste à s'interroger des effets sur l'environnement de son activisme, sans pourtant le remettre en cause. Lorsque la voyageuse écrit en traversant une vaste plaine dans les environs de Jaffa: "[…] L’Arabe a trop peu de besoins, et est trop peu encouragé dans son travail, pour cultiver ce qui ne lui est pas absolument nécessaire pour sa subsistance." (20 mars, p. 104), ce n'est probablement pas une preuve de sagesse qu'elle reconnaît, mais plutôt le constat d'un mode de vie, qu'elle peut néanmoins respecter même s'il est bien éloigné de la mentalité européenne.
La découverte d'une vraie route, la "grand'route de Damas à Beyrouth, construite par des ingénieurs français" suscite un bonheur vibrant (8 avril, p. 186). Plus loin pourtant, la nouvelle route qui doit relier Baalbeck à Beyrouth est impraticable, et l'auteure juge que cela n'est pas prêt de changer vu qu'aucun ouvrier n'y travaille (14 avril). C'est encore les Européens qui ont doté Beyrouth de réservoirs, permettant d'alimenter toute la ville en eau par un réseau de canaux (17 avril, p. 205).
Cette ambivalence ressort particulièrement lors d'une expérience avec des marchands de nacre à Bethléem. Le travail de cette matière et la possibilité de les vendre est soumis à des droits importants "Nous faisons quelques emplettes, sentant à la fois la misère et la ruse de nos marchands." (22 mars, p. 107).

La Terre juive
A l'époque du voyage, l'immigration des populations juives prend de l'ampleur. En 1866, Henri Dunant constitue la société nationale universelle pour le renouvellement de l'Orient et lance un appel suggérant que les colonies juives naissantes en Palestine soient déclarées diplomatiquement neutres, tout comme la Suisse. Plus tard le mouvement sioniste d'une terre refuge sera théorisé par Theodor Herzl et promue au congrès de Bâle en 1896.
Le journal a des notations particulièrement poignantes et intenses, témoignant d'une profonde humanité et empathie pour les déboires subis par ce peuple. Bien sûr, Joséphine ne se distancie pas des préjugés des Chrétiens sur les Juifs, et le lieu commun que ceux-ci sont dans l'erreur, dans l'attente encore et toujours de leur Messie. Pour autant elle ne les rend pas responsables des persécutions qui s'abattent sur eux.
Le spectacle des Juifs en nombre, hommes et femmes, venus un vendredi au Mur des lamentations est un spectacle qui lui tire des exclamations: "Pauvre peuple, dégradé et méprisé, là même où ils ont été tout puissants; ils connaissent à peine la cause de leur abaissement, et ne savent pas que la parole de leurs pères est retombée sur eux […] Nous voudrions pleurer avec eux, tellement il est touchant de les voir dans leur douleur et nous voudrions leur crier le grand sujet de consolation qu'ils ignorent, ou plutôt, auxquels ils restent sourds." (24 mars, p. 125).
Dans le voyage, d'autres pratiques culturelles ou religieuses la marquent profondément. L'étrangeté et la sauvagerie de certains spectacles génèrent un dégoût marqué. C'est le cas de la fantasia à laquelle elle est invitée à assister à Louxor, en Égypte, chez un notable de la ville, Mustapha Agha. Les jeunes filles qui se contorsionnent violemment aux sons de l'orchestre sont visiblement trop pour elle et font injure à son sens de la dignité humaine (4 mars, p. 86). Le spectacle des derviches tourneurs à Constantinople la révulse encore davantage: "spectacle écœurant", "dégoûtées pour un moment de tout ce qui est turc", "ces affreux derviches". Avec son amie, elle n'attend pas la fin des transes pour quitter la mosquée: "nous retournons à la rue de Péra, et faisons des commissions dans les magasins tout à fait européens et français, qui s’y trouvent…" (25 avril, p. 234)!

Petit temple de Baalbek
Thévoz, Frédéric; Bridel, Philippe Louis Justin La Palestine illustrée: collection de vues recueillies en Orient Lausanne, Bridel, 1888-1891, Galilée et Liban Crédit: Bibliothèque de Genève

Petit temple de Baalbek

Un regard
On ne trouvera pas chez Joséphine la figure d'une aventurière, comme on en connaît nombre d'exemples plus tard au 20e siècle. Elle ne transgresse pas les codes de conduite de son temps, dictés par son genre et par sa position sociale, que ce soit dans les modalités du voyage (organisé comme l'a inventé Thomas Cook) ou dans les formes littéraires: journal et correspondance épistolaire.
Dans ce cadre convenu, se révèle pourtant une personnalité ardente. Sa curiosité est insatiable pour ce terroir et une course manquée la rend inconsolable. Comme si elle avait une soif de réel après s'être contentée de représentations imaginaires. Elle vit toute une gamme d'émotions: de l'harmonie et de la plénitude profondes – la terre de Palestine, Jérusalem, la majesté des ruines de Baalbek, les amitiés du réseau des missions protestantes, des moments inattendus et charmants de connivence avec les habitants – jusqu'aux rejet viscéral pour certaines pratiques. De retour en Europe, le confort retrouvé d'un wagon de chemin de fer occidental est vécu comme un soulagement, et signe aussi la fin de la disponibilité de Joséphine Meyhoffer de Félice pour de nouvelles expériences.

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