Préface

Frédéric Sardet, directeur
Bibliothèque de Genève

En 1923, Genève accueille l’Exposition nationale suisse de photographie, qui se tient durant tout un été au bâtiment électoral. Le but est de commémorer le centenaire de l’invention de la photographie par Nicéphore Niépce. Les photographes genevois sont particulièrement impliqués dans l‘organisation de cet événement. Plusieurs milliers de documents sont montrés au public, lors de la plus grande manifestation, sans doute, de photographie jamais montée à Genève à ce jour. Dans la « section historique » est présentée une série de daguerréotypes possédés par Hélène Le Fort-Diodati, l’arrière-petite fille de leur auteur : le philhellène genevois Jean-Gabriel Eynard (1775-1863). On n’oublie alors pas le rôle central que ce photographe-amateur a joué dans les premières années de la photographie. Mais la spectaculaire exposition de 1923 marque curieusement la fin de l’intérêt des Genevois pour cet œuvre pourtant exceptionnel. Il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour que sa ville s’y intéresse à nouveau.

Ainsi, peut-on dire, sans forcer le trait, que les institutions genevoises ont, en grande partie, manqué leur rendez-vous avec le daguerréotypiste. Ne voyant dans ses images que des portraits de membres de familles genevoises anciennes et non des témoignages techniques et artistiques des débuts de la photographie, elles n’y ont prêté qu’un regard négligent quand elles n’ont pas favorisé la dispersion des plaques. Il n’est pas anodin que dans les années 1960, ce soit l’œil attentif de Michel Auer, photographe, collectionneur et historien de la photographie, qui ait redécouvert Eynard et d’une manière générale la photographie ancienne à Genève.

Trente ans plus tard, les institutions genevoises s’attelèrent à regagner le terrain perdu. Elles repérèrent dans leurs fonds les premiers témoignages de la photographie, isolèrent les pièces les plus fragiles ou les plus remarquables afin de les restaurer, les étudièrent et les présentèrent au public comme de véritables trésors.

La fortune critique de l’œuvre d’Eynard, que l’on découvre dans les chapitres introductifs du présent catalogue raisonné, est un cas d’école: le patrimoine ne peut exister sans un acte de reconnaissance préalable de sa valeur culturelle. Aujourd’hui la Bibliothèque de Genève est pleinement consciente de sa responsabilité. En 2013, elle a évité une nouvelle dispersion en achetant cent trente-cinq daguerréotypes inédits de Jean-Gabriel Eynard, l'une des plus importantes acquisitions de photographie ancienne faites en Suisse ces dernières décennies. Elle participe aussi activement à la sauvegarde de ce patrimoine très fragile, qui est conservé dans les dépôts climatisés du Centre d’iconographie. Elle en a fait l’inventaire et a lancé des opérations de conservation préventive. La Ville de Genève peut s’enorgueillir de posséder désormais une des plus grandes collections de photographies remontant aux premières années qui ont suivi l’annonce en 1839, par l’Etat français, de l’invention du daguerréotype.

En lançant le projet « Eynard » en 2008, la Bibliothèque a tenté de faire un pas de plus en ambitionnant de dresser le catalogue raisonné de l’œuvre de Jean-Gabriel Eynard. Ce choix se justifiait en raison de l’importance historique du personnage, dont l’activité de daguerréotypiste est saluée dans plusieurs traités de photographie anciens. Le nombre de pièces encore conservées, notamment à la Bibliothèque de Genève, et l’absence de véritable étude d’ensemble constituaient une motivation supplémentaire. Il ne s’agissait donc pas seulement de documenter les collections de l’institution, mais de s’attacher à une vision globale sur un œuvre majeur, conservé en Suisse mais aussi dans d'autres contrées d'Europe ou en Amérique du Nord.

La durée du projet – douze ans – montre qu’une telle entreprise n’est pas chose facile au sein d’une institution impliquée dans de nombreuses tâches exigeantes. Par ailleurs, le projet ne fut pas exempt de complications et fut marqué par un drame en 2012, la mort inattendue de l’initiateur et cheville ouvrière du projet, le regretté Serge Rebetez. Le projet a été relancé en 2017 après une interruption compréhensible de plusieurs années. Qu’il me soit permis ici de remercier chaleureusement tous les artisans de ce travail, qu’ils ou elles soient conservateur, archiviste, historiennes de l’art ou restauratrices ; on trouvera leurs noms cités sur une page dédiée du catalogue. Mes vifs remerciements vont aussi aux organisations qui ont soutenu financièrement ce projet (Office fédéral de la culture, Fondation Leenaards et Memoriav).

Le catalogue Eynard, c’est, aujourd’hui, plus de quatre-cent septante plaques daguerriennes recensées dont la moitié environ est déposée à la Bibliothèque de Genève. Cet ensemble remarquable, l’un des plus importants du genre en Europe, couvre une période qui commence quelques mois à peine après la publication du procédé de Daguerre et s’étend sur quinze années, entre 1840 et 1855. Certaines pièces ne sont connues que par des reproductions argentiques ultérieures et n’ont pu être localisées. D’autres ont disparu mais sont attestées par des sources écrites. C’est le cas des premières plaques réalisées à Rome ou de celles où figurent le roi Louis-Philippe et ses proches.

On a saisi l’opportunité de l'interruption du projet pour repenser son périmètre et le recentrer en priorité sur les collections du Centre d’iconographie, même si l’ensemble des pièces identifiées comme étant l’œuvre d’Eynard a été signalé. La seconde décision majeure a été de nature organisationnelle. La Bibliothèque a souhaité que le catalogue raisonné ne soit pas un objet clos sur lui-même et indépendant du reste des activités de l’institution, comme le serait une recherche universitaire. Il se devait d’être évolutif et intégré à l’ensemble des données publiées par le Centre d’iconographie et à terme, espérons-le, par la Ville de Genève. Le catalogue est donc produit au sein de la base centrale de données muséographiques de la Ville de Genève. Cette circonstance n’est pas sans poser des problèmes de réalisation. mais elle facilitera les mises à jour au fil du temps. Finalement, l'entreprise impose de relever un véritable défi : que le travail fourni ainsi que les relations qui se créeront entre les notices décrivant les daguerréotypes du catalogue et celles des collections, s’enrichissent mutuellement et offrent à la recherche des connaissances nouvelles sur une période essentielle de l’histoire de Genève qui voit la ville réaliser son passage à la modernité.