La mode dans le miroir des daguerréotypes d'Eynard

Elizabeth Fischer, Historienne de la mode, professeure HES-SO
Haute école d'art et de design HEAD-Genève

Introduction

Les images produites par Jean-Gabriel Eynard couvrent une quinzaine d’années comprises entre 1840 et 1855 environ qui correspondent, en France, à la fin de la Monarchie de Juillet et au début du Second Empire. La précision du rendu obtenu par le daguerréotype permet d’observer un luxe de détails des modes de cette période. Les photographies ayant été prises en journée dans des circonstances plus ou moins formelles, il s’agit de toilettes de jour, d’intérieur et d’extérieur. On voit non seulement le vestiaire d’une élite qui vit entre Genève et Paris, mais également celui des domestiques de la maisonnée Eynard.

La comparaison avec des gravures de mode, des peintures contemporaines et des écrits romanesques ou journalistiques, témoigne qu’Eynard et les siens sont habillés à la dernière mode, dictée par les salons mondains parisiens et relayée par une presse « écho de la capitale […] [qui] vous initiera à toutes les nouveautés qui s’y créent […]. Avec les chemins de fer et l’imprimerie, il n’y a plus de distances matérielles ni morales » [1]. La mode tient une grande place dans la culture de l’écrit au XIXe siècle. Les romans et récits autobiographiques tels que le Journal des frères Goncourt fourmillent de descriptions vestimentaires et de caractérisations des personnes à travers leur habillement ; la presse non spécialisée n’est pas en reste à une époque où la réussite socio-culturelle s’inscrit dans les détails de l’apparence permettant de déterminer d’un seul regard la position d’un individu sur l’échelle sociale [2]. Le vêtement dans le portrait photographique s’inscrit dans cette mode reflétée au miroir iconographique et littéraire de son temps. Se pose ainsi la question de la corrélation entre la mode représentée et la mode contemporaine réelle [3]. Si la texture des tissus est fidèlement rendue par les daguerréotypes, les couleurs sont totalement absentes du fait des caractéristiques d’une technique qui ne les restitue qu’en une gamme de gris, du noir au blanc. Ainsi on ne saura rien des délicats camaïeux privilégiés dans l’habillement sous la Monarchie de Juillet ni des couleurs plus clinquantes prisées dès le Second Empire, avec l’avènement d’une vie mondaine revitalisée par la cour impériale française et le développement de la teinture chimique, produisant des tons plus vifs.

On peut supposer que l’attention d’Eynard à la composition de ses portraits l’a amené à peser sur les choix des toilettes et des tissus afin d’équilibrer les arrangements de ses modèles, avec la même préoccupation qu’il mettait pour fixer le cadre et la luminosité selon l’heure de la prise de vue. La manière dont les amples robes à crinoline, ornées de trois volants, portées par Anna et Hilda Eynard assises de profil, sont déployées pour former comme une corbeille venant encadrer les trois figures centrales d’un groupe familial pris au jardin, en est un exemple parlant (2013 001 dag 062). Ce procédé de composition est repris presque à l’identique avec deux robes à crinoline flanquant un groupe assis en haut des escaliers de Beaulieu (2013 001 dag 132). Un rare témoignage de ce soin apporté par Jean-Gabriel Eynard se trouve dans des notes qu’il a rédigées lors d’une séance de photographie chez le roi Louis-Philippe en 1842 : « J’ai engagé Anna à venir chercher avec moi le meilleur endroit du jardin ; […] J’ai fait arranger quelques chaises, j’ai ajusté avec Jean la chambre obscure, Anna s’est placée là où sera le Roi et quand tout a été bien mis au point le plus clair... » [4].

Jean-Gabriel et Anna Eynard avec Sophie Eynard, Hilda Diodati-Eynard, Suzanne et Emilie Diodati dans le parc de Beaulieu, 1854 (2013 001 dag 062)
Jean-Gabriel et Anna Eynard avec Sophie Eynard, Hilda Diodati-Eynard, Suzanne et Emilie Diodati dans le parc de Beaulieu, 1854 (BGE 2013 001 dag 062)

Les traités de daguerréotypie consacrent des chapitres à la sélection des vêtements et le Genevois a visiblement mis en œuvre leurs conseils. On note en effet le grand soin qu’il apporte à l’alternance des tons sombres et clairs, à la juxtaposition des motifs et textures dans l’habillement, comme à la disposition des accessoires dans l’espace. En outre, dans le cas de pièces vestimentaires emblématiques telles que le châle de cachemire féminin ou la robe de chambre masculine, le daguerréotypiste genevois joue en toute connaissance de cause sur les messages symboliques et statutaires qu’elles véhiculent. En l’absence de notes ou d’autres sources d’informations sur cet aspect de sa pratique, nous en sommes réduits à des conjectures et à l’analyse attentive des œuvres mêmes.

La technique du portrait

Les nombreux traités de daguerréotypie fournissent des instructions précises en matière d’habillement pour la réalisation de portraits. Le vêtement est un point abordé au même titre que la lumière, la pose des modèles ou encore le mobilier pour garantir la réussite de la prise : « Le choix des vêtements n’est pas indifférent. Les vêtements sombres sont les meilleurs : ils font opposition à la figure, et celle-ci n’en ressort que mieux » [5].

Les tons sombres de la mode masculine du XIXe siècle, notamment de la redingote, de la veste et du paletot, sont tout adaptés au rendu de cette technique photographique : « Les hommes peuvent conserver leurs vêtements ordinaires, il faudra simplement placer devant la poitrine, une chemisette postiche en étoffe bleu-clair, parce que la chemise blanche est presque toujours solarisée lorsque le portrait est terminé. Les dames éviteront de se vêtir de robes blanches ou claires ; une étoffe de soie noire ou de couleur foncée produit un effet très harmonieux. Néanmoins il ne faut pas proscrire le blanc d’une manière absolue ; les manchettes placées dans la demi-teinte, les dentelles ou guipures disposées avec art, forment parfois de très heureuses oppositions » [6].

On ne sait pas si Eynard a fait usage de « postiches » bleu clair comme préconisé ici, mais toujours est-il qu’il démontre un grand savoir-faire dans la maîtrise des tons clairs. Il semble bien au fait des conseils prodigués et les applique : « Enfin les meilleures étoffes pour robes de dames, sont celles à raies et à carreaux ; parce que, dans le mélange fortuit des couleurs qu’elles renferment, les couleurs les moins photogéniques se traduisant sur la plaque en demi-teintes, la forme et les plis sont toujours bien dessinés, sans que l’effet soit jamais trop clair ou trop sombre ; si toutefois on a employé le temps voulu » [7].

Ces étoffes à carreaux se retrouvent nombre de fois dans les portraits d’Eynard, non seulement sur les robes et les étoles, mais aussi sur les gilets masculins visibles dans l’ouverture des redingotes ou paletots (DE 071), sur les pantalons (84.XT.255.42 Jean-Gabriel Eynard portant un gilet et un pantalon à motifs à carreaux très différents ; DE 036), ainsi que sur les vêtements des enfants, notamment les tuniques russes pour garçons habituellement revêtues pas Gabriel et Féodor, les fils de Charles et Sophie, dans leur jeune âge (DE 040 ; 2013 001 dag 003 et 2013 001 dag 052). Ce photogénique « mélange fortuit des couleurs » est notamment mis à profit par Eynard dans la nappe à motif tacheté qui recouvre un petit guéridon présent dans plus d’une cinquantaine de ses images. Les moirures des robes (de Sophie DE 037, d’Anna 2013 001 dag 049) ressortent également de façon particulièrement heureuse.

Jean-Gabriel Eynard pose avec un daguerréotype représentant une vue urbaine de Genève, vers 1847 (84.XT.255.42)
Jean-Gabriel Eynard pose avec un daguerréotype représentant une vue urbaine de Genève, vers 1847 (Getty 84.XT.255.42)

L’art de la pose : les artifices d’une allure naturelle

« Il est plus facile d’obtenir du naturel quand la tête est appuyée sur la main ; mais dans ce cas l’épreuve doit montrer tout ou majeure partie du corps, et surtout bien accuser l’objet sur lequel repose le coude. Un petit guéridon recouvert d’un tapis à dessin et meublé d’objets en rapport avec la profession de la personne remplit très bien le but » [8].

Ce gracieux geste de la main soutenant le menton, recommandé pour stabiliser le visage afin de garantir un air « naturel », est fréquent chez Anna et Sophie Eynard, ainsi que d’autres personnes, notamment les femmes, dans les images de Jean-Gabriel (2013 001 dag 086). Si l’on s’en tient aux traités de daguerréotypie, il relève des « trucs et astuces » pour maintenir la pose. Toutefois les modèles féminins de portraits peints adoptent une attitude identique, témoin les femmes du monde portraiturées par Ingres – Louise de Broglie, comtesse d’Haussonville (1845) [9], Baronne James de Rothschild (1848) [10], Caroline Maille, Madame Gonse (1852) [11] – au cours des années mêmes durant lesquelles Eynard se dédie à sa passion photographique. Ce geste n’est donc pas un simple « tic » du portrait photographique, mais appartient bel et bien à la grammaire iconographique du « beau » portrait – il n’est que de penser au pastel de Madame Lalive d’Epinay par Liotard (1759) [12] pour en trouver un antécédent genevois – tout en s’inscrivant dans le répertoire de l'hexis corporelle des femmes de la haute société dans l’exercice du paraître social.

Cette science du naturel dans l’allure de l’élite féminine rejoint les impératifs de la mode des années 1830-1840 : « L’apparence générale doit donner l’impression que le vêtement est détaché de l’effort qu’il a demandé […]. De plus, cette époque a admiré l’artifice et l’investissement vestimentaire plus que l’authentique beauté, et a prôné comme le summum de la mode l’aspect naturel obtenu par des moyens factices » [13]. Balzac décrit la minutieuse préparation de la mise en scène de soi de la princesse de Cadignan, qui tient à avoir l’air naturel à l’arrivée des visiteurs. Bien des efforts sont prodigués pour la robe, le teint et l’expression : « Elle arriva de bonne heure, afin de se trouver posée sur la causeuse, au coin du feu, près de Mme d’Espard, comme elle voulait être vue, dans une de ces attitudes où la science est cachée sous un naturel exquis, une de ces poses étudiées, cherchées, qui mettent en relief cette belle ligne serpentine qui prend au pied, remonte gracieusement jusqu’à la hanche, et se continue par d’admirables rondeurs jusqu’aux épaules, en offrant aux regards tout le profil du corps » [14]. Dans ces années menant au milieu du XIXe siècle, l’analogie entre la discipline du corps en représentation dans le miroir littéraire et iconographique et les injonctions pour la bienséance de l’apparence sociale est frappante. Comme le recommande encore le manuel de la comtesse Dash en 1868, le « grand mérite d’une toilette est de sembler naturelle et improvisée, lorsqu’elle a coûté des heures d’études et de préparations à celle qui la porte et à celles qui l’ont exécutée » [15].

Dans son Traité de la vie élégante, publié dans la revue La Mode en 1830, Balzac insiste sur le fait que les deux sexes accordent autant d’attention à leur apparence : « En méditant sur l’ensemble des questions graves dont se compose la science du vêtement, nous avons été frappé de la généralité de certains principes qui régissent en quelque sorte tous les pays, et la toilette des hommes aussi bien que celle des femmes [...] » [16]. La mise en valeur de sa propre silhouette par Jean-Gabriel Eynard par des poses avantageuses, notamment la jambe croisée surélevée au premier plan, parfaitement gainée par le pantalon à sous-pied, à l’instar des messieurs qu’il photographie, atteste de cette attention à l’apparence masculine (84.XT.255.38 ; 2013 001 dag 037). Le placement des boutons sur l’uniforme d’Aloys Diodati, formant un V depuis la taille afin d’en accentuer visuellement la finesse, en apporte un autre témoignage (DE 074). Le somptueux écrin que la doublure satinée de la manche retournée de son paletot offre à la main droite de Charles Diodati, le bras appuyé sur un guéridon (2013 001 dag 125), lui conférant une valeur picturale qui fait écho à la rangée de sculptures à l’arrière-plan, en est également une démonstration. Ainsi, que ce soit dans les instructions de la comtesse Dash ou les propos graves de Balzac sur la « science du vêtement » dans le paraître social, on croit lire les prescriptions pour la savante orchestration que nécessite la réussite d’un portrait au daguerréotype.

Enfin, cette hexis corporelle dans la représentation de l’élite est absente des poses des domestiques et paysans (vacher, jardiniers, journaliers pour les travaux des champs) au service de la famille Eynard (DE 019 ; 2013 001 dag 100 et 2013 001 dag 133). Leurs corps sont le plus souvent arrimés aux objets de leurs fonctions : planche à lessive, seilles (84.XT.255.13), casseroles, paniers, bâton du vacher, brouette, hache, fourches et faux, tandis qu’un tablier ou une sur-blouse protège leurs habits (2013 001 dag 084 et 2013 001 dag 099). En l’absence de ces outils et ustensiles, leurs mains habituées à être sans cesse occupées reposent parfois inconfortablement dans leur giron. En témoigne le magnifique double portrait de la cuisinière Lisette Gilliard et de la fermière Susette Cuenod : la première est assise, les bras serrés à la taille, la seconde est debout, un bras appuyé sur l’épaule de sa consœur tandis que l’autre retombe ballant à ses côtés, parallèle aux lames verticales de la claire-voie dans son dos (84.XT.255.31[17]. Cette manière de fixer ces individus avec les emblèmes de leur travail reflète la relative stabilité sociale de la condition de servitude ainsi qu’une attitude corporelle contrainte par le labeur (84.XT.255.13).

Lisette Gilliard et Susette Cuenoud à Beaulieu, entre 1840 et 1847 (84.XT.255.31)
Lisette Gilliard et Susette Cuenoud à Beaulieu, entre 1840 et 1847 (Getty 84.XT.255.31)

Revue de détails : la mode portée par Jean-Gabriel Eynard et son entourage

Comme indiqué plus haut, le couple Eynard et son entourage sont au fait de la mode parisienne qui domine l’Europe et de l’influence de l’Angleterre sur la mode masculine. En atteste la comparaison avec des textes ou des gravures de mode contemporains. Les conventions sociales en matière vestimentaire sont également respectées avec des tenues adaptées à chaque circonstance. Dans ces notes journalières racontant la prise de vue chez le roi Louis-Philippe le 18 juin 1842, Jean-Gabriel Eynard mentionne par deux fois le fait que sa femme et les dames doivent se changer avant le souper : « Quelqu’un ayant dit qu’il était bientôt cinq heures, toutes les dames se sont hâtées de sortir pour faire leur toilette, car le Roi aime dîner à six heures précises. Ma chère Anna […] m’aidait à encadrer, mais cinq heures et demie venaient de sonner. Elle devait encore faire une toilette et comme j’aimais que ma femme eût le temps de se faire belle, je l’ai renvoyée » [18]. Anna Eynard possède la garde-robe offrant le roulement de rigueur pour toutes ses activités.

Les différences de génération et de statut des personnes en présence se lisent dans le vêtement selon des variations de mode et des codes imposés. Ainsi la simplicité de la mise attendue des jeunes filles avant leur mariage durant tout le XIXe siècle est-elle pratiquée dans le milieu des Eynard : « Chacun sait que, quelle que soit la dot d’une demoiselle, sa mise doit toujours, dans la forme comme dans les ornements, offrir moins de recherche et moins d’éclat que celles des dames mariées » [19]. Les jeunes femmes nubiles portent des ensembles plus simples et de moindre coût que leurs aînées mariées qui, seules, ont droit aux tenues en tissu précieux comme la moire ou couvertes de coûteuses dentelles (2013 001 dag 106 Anna Eynard couverte d’un long châle en dentelle). Comme le révèle Zola, lorsqu’une cliente se fait montrer les dentelles véritables pendant la grande exposition du blanc présentée par le grand magasin Au bonheur des dames : « Bientôt le comptoir fut couvert d’une fortune » [20]. Les jeunes filles arborent tout au plus un petit col de dentelle. De même, leurs cheveux sont coiffés plus simplement et elles vont nu-tête (84.XT.255.29 Amélie de Valcourt ; DE 039 Hilda Eynard et Amélie de Traz) alors que les femmes mariées portent un bonnet d’intérieur (Anna Eynard) ou une voilette accrochée à l’arrière du chignon (Sophie Eynard), leur couvre-chef indiquant à la fois leur statut et leur âge (2013 001 dag 039 ; DE 056).

La différence de génération entre les hommes du cercle photographié par Jean-Gabriel Eynard est marquée par la fidélité du photographe, dans son propre habillement, à une silhouette à la taille nettement marquée, pointant vers le bas-ventre et bien dégagée par la redingote longue au genou, alors que ses gendres et amis plus jeunes ont adopté le paletot ou le veston plus courts, droits et amples (DE 043 ou DE 053). Jean-Gabriel Eynard privilégie la coupe de vêtements qui dessine une silhouette masculine à la « taille pincée, torse bombé et épaules tombantes, jambes minces et nerveuses [...] » [21], visible dans son portrait peint par Horace Vernet en 1831 [22]. Par contre, tous portent encore un pantalon au tuyau plus ou moins ajusté grâce à la tension du sous-pied, qui allonge et amincit la jambe. La redingote prisée par Jean-Gabriel Eynard met plus en valeur cet allongement des membres inférieurs (84.XT.255.38). Il porte souvent une redingote à revers de velours, moins fréquente dans la mode ultérieure, et ses faux cols remontant jusque sous le menton (DE 027 et DE 029) sont nettement plus hauts que ceux des hommes plus jeunes qui l’entourent. Ces subtiles variations soulignent les écarts de génération au sein d’une même classe sociale, alors qu’on a tendance à penser que les hommes portaient tous une sorte d’uniforme noir dès le premier tiers du XIXe siècle.

La mode masculine

Après les fastes de l’Ancien Régime, qui perdurent encore sous le premier Empire en France et ailleurs en Europe, les années 1830-1840 président à l’avènement discret mais irréversible de l’homme en noir portant l’austère costume de la bourgeoisie montante des classes urbaines : « Il s’habille en pantalon gris, pied-de-poule ou à carreaux, et redingote noire, coupés dans de solides draps de laine sortis des nouvelles manufactures anglaises, d’une qualité à toute épreuve mais sans excès de glamour. Finis les velours et les damas, et même le casimir [cachemire] dont on faisait les pantalons des dandys. On passe à la serge et parfois au tweed tandis que la silhouette redevient plus ample comme le révèlent les daguerréotypes » [23]. La redingote est le vêtement de base du vestiaire masculin (2013 001 dag 027 et 2013 001 dag 030) ; très ajustée, elle devient plus large au fil du temps, puis elle se voit concurrencée par le paletot et le veston, qui font leur apparition avec une mode moins étroite et l’essor de la confection masculine au début des années 1850 (2013 001 dag 105). La majorité des hommes portraiturés par Jean-Gabriel Eynard portent un pantalon à jambe étroite, de mise jusque vers 1860, dans des tissus clairs, unis, à carreaux, à rayures ou motifs pied de poule (2013 001 dag 049, Jean-Gabriel Eynard, debout à droite, arbore un pantalon à carreaux qui apparaît dans de nombreuses prises de vue). Ces tissus sont cités par Balzac quand il fait noter à Lucien de Rubempré, héros provincial qui tente d’adopter les us du beau monde, que « les gens comme il faut portent de délicieuses étoffes de fantaisie ou le blanc toujours irréprochable! » [24]. Ces étoffes fantaisie – peau de taupe, casimir et casimir côtelé, nankin et bazin (des types de coton), gilet de piqué – sont mentionnées dans les gravures de mode des années 1830-1840, qui présentent des motifs et textures similaires à ceux prisés par les hommes posant sous le regard d’Eynard [25].

Après le milieu du XIXe siècle, la mode a progressivement exclu de son champ le costume masculin, devenu de plus en plus sobre sous l’influence du costume britannique et du dandy Brummel [26] : « Il faut qu’on sente qu’un homme est bien mis, sans se rappeler plus tard aucun détail de son vêtement. La finesse du drap, la perfection de la coupe, le fini de la façon, et surtout le bien-porté de tout cela constituent la distinction » [27]. Dès lors, la mode ne célébrera plus que le vêtement féminin, de plus en plus orné et volumineux.

Ce costume sombre est toutefois rehaussé par le gilet et les nombreux accessoires de l’homme bien né : bijoux (bagues, montre gousset et chaîne dépassant de la poche du gilet), cravate, gants, canne et l’indispensable chapeau, notamment le haut de forme, de loin pas toujours noir, « considéré tout au long du 19e siècle comme le comble de la distinction : les hommes en portaient aussi bien pour les affaires que les loisirs et les cérémonies. [ Il ] sert toujours à magnifier la masculinité. C’est comme une couronne qui, en plus, allonge la silhouette » [28]. Par ailleurs, les revers en velours ou en fourrure des redingotes et manteaux de Jean-Gabriel Eynard, matières nobles qui viennent varier avec chatoiement les textures de son vestiaire, signalent sa distinction et sa fortune [29].

La mode féminine

Dès les années 1840, la robe féminine est formée de deux parties : un corsage fermé et baleiné, se terminant souvent en pointe à la taille sur l’avant, aux épaules basses, et une jupe soutenue par plusieurs couches de jupons ou un jupon-crinoline qui lui donnent une forme de cloche (2013 001 dag 040 ; cm 01). Une ceinture marque parfois la taille. Une capeline enserre le visage et le cache totalement de profil. La jupe va aller en s’élargissant jusqu’à atteindre son apogée avec la cage crinoline, totalement circulaire, sous le Second Empire tandis que l’emmanchure remonte sur l’épaule et que les manches s’évasent vers le bas (DE 086 ; 2013 001 dag 051 et 2013 001 dag 062). La robe avec jupe à trois ou cinq volants superposés est l’objet d’un grand engouement au début du Second Empire [30] : « La vogue des jupes entièrement recouvertes de volants commence vers 1846 mais connaît une faveur immense vers 1850-1854 » [31]. Cette jupe à triple volant se distingue particulièrement bien sur la figure assise au centre de la stéréoscopie d’un groupe d’amis et de voisins qui posent à Beaulieu (DE 048). Cette évolution est perceptible dans le changement de modèle de robe porté par Sophie Eynard entre les années 1840 et 1850. Dans le portrait où elle pose avec son mari Charles (DE 035), sa chevelure est séparée par une raie médiane et rassemblée en chignon sur le sommet de la tête, tandis que la masse de cheveux recouvre les oreilles en deux coques, coiffure typique des années 1840, que l’on retrouve dans les portraits contemporains d’Ingres, par exemple celui de Louise de Broglie, comtesse d’Haussonville [32]. Ici, Sophie arbore une ferronnière sur le front. Les emmanchures de son corsage sont basses, et les manches bouffantes, la robe est en forme de cloche sous le châle. On distingue nettement la chaîne du sautoir auquel est suspendue la châtelaine, bijou emblématique du statut de femme mariée qui lui permet d’avoir à portée de main tout ce dont la maîtresse du foyer a besoin (clés, petit ciseaux, dé à coudre, etc.). Dans un portrait avec son mari et ses enfants datant du 30 août 1851 (DE 037), elle est habillée d’une robe dont la jupe est nettement plus ample et les manches du corsage sont ajustées sur le bras. Sa chevelure, toujours partagée par une raie médiane, encadre désormais son visage en longues bouclettes à l’anglaise.

Les portraits d’Hilda relatifs à son mariage avec Aloys Diodati (DE 074; DE 075) mettent clairement en valeur sa montre gousset et la châtelaine fixées à sa taille au bout d’un long sautoir [33], signifiant son nouveau statut de jeune épousée. Symbole d’une grande aisance matérielle, ce bijou est porté par toutes les femmes du cercle des Eynard (DE 035 ; DE 038). C’est le pendant féminin de la montre gousset arborée par les hommes de leur entourage à l’extrémité d’une chaîne. Par ailleurs ces accessoires en métaux précieux apportent un éclat à l’image, tout comme les bagues ou les boutons d’uniforme (d’Aloys DE 075 [34] ; des étudiants de l’école de Saint Cyr 84.XT.255.72).

Charles et Sophie Eynard à Beaulieu, entre 1842 et 1845 (DE 035)
Charles et Sophie Eynard à Beaulieu, entre 1842 et 1845 (BGE DE 035)

Deux vêtements emblématiques : le châle de cachemire et la robe de chambre

Dès le début du 19e siècle, deux vêtements vont susciter un grand engouement auprès de l’élite sociale : la robe de chambre pour l’homme et le châle de cachemire pour la femme. Véritables indices de statut, de prestige, d’aisance, ils se chargent en sus de significations propres à chaque genre. Présents dans toute garde-robe qui se respecte, ils vont également coloniser l’iconographie et la littérature. Sans surprise, leur présence est récurrente dans les portraits pris par Jean-Gabriel Eynard (84.XT.255.44).

Jean-Gabriel et Anna Eynard en tenue d'intérieur, vers 1845 (84.XT.255.44)
Jean-Gabriel et Anna Eynard en tenue d'intérieur, vers 1845 (Getty 84.XT.255.44)

Selon Pierre Larousse, « […] l’importation du châle [en France] causa une véritable révolution dans la toilette des femmes […] devenant la suprême consécration de la toilette élégante » [35]. Rapporté dans leurs bagages par les soldats de la campagne d’Egypte, le châle fait de fin cachemire, orné de motifs d’inspiration orientale, connut une vogue sans précédent en Europe. Anna et Sophie portent de véritables châles en cachemire décorés de palmettes (DE 041). En dehors du prestige spécifique attaché au châle de cachemire, la fréquence des châles et étoles en tissus précieux (en soie à motifs, en dentelle, en lainage) couvrant les épaules des femmes du cercle Eynard témoigne de leur importance pour assurer la contenance de la femme de la haute société (fao 38107 ; IG 2003-293). Alors que le châle de cachemire a été largement imité en lainage de moindre coût et s’introduit dans les garde-robes plus modestes, c’est bien la possession en nombre et en variété, ainsi que la grande taille de ces étoffes à jeter sur les épaules qui établit la distinction entre les classes sociales.

La robe de chambre suit une trajectoire similaire, se diffusant du haut en bas de l’échelle sociale. Elle fut d’abord le vêtement d’intérieur d’une élite sociale et intellectuelle depuis le XVIIe siècle. La production littéraire et iconographie en fait la métonymie de l’activité de l’homme de lettres, association qui perdure jusqu’au XIXe siècle [36]. Les portraits de Jean-Gabriel Eynard assis à l’écritoire en robe de chambre s’inscrivent dans cette tradition (DE 026DE 025 debout le Journal de Genève à la main). Dès lors que le costume masculin du XIXe siècle perd les fastes du siècle précédent, la robe de chambre devient un refuge de couleur et de fantaisie pour l’homme dans son intimité. Le prolifique illustrateur de mode Gavarni contribue, entre 1830 et 1840, à faire de la robe de chambre un mode de vie à part entière, non seulement grâce à ses images mais aussi par l’étiquette qu’il impose dans son propre usage démonstratif de ce vêtement d’intérieur [37] : « Les frères Goncourt le décrivent en pleine représentation lorsqu’ils sont en visite dans sa propriété d’Auteuil : "Nous le trouvons en tenue superbe [. . .]. Il s’amuse à jeter pour nous la montrer une robe de chambre à mille raies d’étoffe de l’Inde." » En partie grâce à Gavarni, la robe de chambre devient donc le symbole d’une nouvelle esthétique ; mais surtout elle est moins un vêtement qu’un signe d’appartenance, un comportement. Le journal des Goncourt regorge d’anecdotes similaires sur diverses personnalités qui les ont elles aussi reçus dans l’intimité [38]. La robe de chambre emblématise dès lors l’élégance, l’aisance et le succès. L’adoption du peignoir par toutes les couches sociales, avec sa double aura de gloire matérielle et intellectuelle, est illustrée par ses apparitions dans Madame Bovary de Flaubert. Elle signale la réussite d’un notable de province, le notaire Guillaumin qui reçoit Emma Bovary en robe de chambre à palmes et toque de velours ; elle symbolise les aspirations de Léon (plus tard amant d’Emma) lorsqu’il décide de monter à Paris pour ses études de droit : « Il y mènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu ! » [39]. Alors que la robe de chambre devient commune, c’est, là aussi, le nombre de pièces et leur variété qui distingue l’élite des classes inférieures dans leur usage d’un même vêtement. Les portraits de Jean-Gabriel Eynard attestent que sa garde-robe recèle un grand choix de modèles, d’un grand raffinement, coupés dans des tissus somptueux. Il les arbore tantôt en tant qu’homme de lettres (DE 025 et DE 026), tantôt pour recevoir ses amis intimes (2013 001 dag 123), dans des doubles portraits avec son épouse (84.XT.255.18 montrant Anna également en veste d’intérieur matelassée, 84.XT.255.44), et enfin dans un portrait intimiste, où on le voit, une fois n’est pas coutume, sourire en sa compagnie, le bras affectueusement posé sur son épaule (2013 001 dag 025).

Ainsi cette série de portraits d’une famille genevoise et de son cercle produite durant une quinzaine d’années au mitan du siècle témoigne-t-elle des conventions et usages vestimentaires en vigueur au sein du patriciat genevois, qui sont celles imposées par l’étiquette du XIXe siècle partout en Europe. Les connotations socio-culturelles y jouent pleinement leur partition. La précision photographique du daguerréotype offre une forte présence scénique aux éléments matériels de la mode, présence parfaitement mise à profit pour équilibrer et varier les compositions. Elle témoigne aussi de la manière dont l’habillement modèle les corps et les attitudes. Dans son art, Jean-Gabriel Eynard démontre qu’il sait savamment interpréter tous les registres symboliques et picturaux qu’offre le vêtement de son temps dans l’élaboration de ses daguerréotypes.


[1] Fanny Richomme, « Aux Abonnées » in Journal des Dames, septembre 1854, p. 25 ; cf. aussi Elizabeth Fischer, « De la toilette à la toile. Etre et paraître au XIXe siècle » in Catherine Lepdor et Elisabeth Fischer (dir.) Modes et tableaux: oeuvres de la collection et costumes de 1700 aux années folles, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, 2000, p. 23.

[2] Shoshana-Rose Marzel, L’esprit du chiffon. Le vêtement dans le roman français du XIXe siècle, Berne, P. Lang, 2005, p. 60.

[3] Ibid., p. 3.

[4] « Le daguerréotype du Roi », tiré des Notes journalières de Jean-Gabriel Eynard, in Famille d’images: en visite chez Jean-Gabriel Eynard, Genève, 2001, p. 29. Ces feuillets sont conservés à la Bibliothèque de Genève, Notes journalières 1831-1848, Ms. suppl. 1874, folios 622 à 627.

[5] E. T. et E. Montmirel, Le Daguerréotype mis à la portée de tout le monde, Paris, 1842, p. 60.

[6] Charles Chevalier, Nouvelles Instructions sur l’usage du daguerréotype, Paris, 1841, p. 50-51.

[7] M. A. Gaudin, Traité pratique de photographie, exposé complet des procédés relatifs au daguerréotype, Paris, 1844, p. 153-154.

[8] Ibid., p. 155.

[9] The Frick Collection, New York.

[10] Collection privée.

[11] Musée Ingres, Montauban.

[12] Musée d’art et d’histoire, Genève.

[13] Shoshana-Rose Marzel, op. cit., p. 14-15.

[14] Honoré de Balzac, Les Secrets de la princesse de Cadignan (1839), cité par Shoshana-Rose Marzel, op. cit., p. 13-14.

[15] Comtesse Dash, Comment on fait son chemin dans le monde: code du savoir-vivre, Paris, 1868, p. 73, cité par Philippe Perrot, Les Dessus et les Dessous de la bourgeoisie, Paris, Fayard, 1981, p. 242.

[16] Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante [1830], Paris, Arléa, 1998, p. 79.

[17] B. Lowry, I. Barrett Lowry, The Silver Canvas: Daguerreotype Masterpieces from the J. Paul Getty Museum, Londres, Thames and Hudson, 1998, p. 148-149.

[18] "Le daguerréotype du Roi", op. cit., p. 30-31.

[19] Mme Celnart, Nouveau Manuel complet de la bonne compagnie ou guide de la politesse et de la bienséance, Paris, 1863, p. 25, cité par Philippe Perrot, op. cit., p. 185.

[20] Emile Zola, Au bonheur des dames, Paris, Folio, 1999, p. 481.

[21] Catherine Ormen, Modes XIXe – XXe siècles, Paris, Hazan, 2000, p. 64.

[22] Musée d’art et d’histoire de Genève.

[23] Dominique et François Gaulme, Les Habits du pouvoir. Une histoire politique du vêtement masculin, Paris, Flammarion, 2012, p. 162. Voir aussi Catherine Ormen, op. cit., p. 64-71 et 118-127.

[24] Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, cité par Shoshana-Rose Marzel, op. cit., p. 62.

[25] Gravures de mode de 1834 à 1849 reproduites dans Catherine Ormen, op. cit., p. 68-71.

[26] François Boucher, Histoire du costume en Occident, Paris, p. 328 et 350 ; Shoshana-Rose Marzel, op. cit., p. 67.

[27] Théophile Gautier, De la mode [1858], Arles, Actes Sud, 1993, p. 20-21.

[28] Dominique et François Gaulme, op. cit., p. 174.

[29] Dans le Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert relève que velours et fourrure sont des signes de richesse et de distinction, Paris, Ed. du Boucher, 2002, p. 38 et 86.

[30] Catherine Ormen, op. cit., p. 106-107 ; François Boucher, op. cit., p. 340-345 et 357-364.

[31] François Boucher, op. cit., p. 358.

[32] Voir note 9.

[33] Cette chaîne de montre de femme prend le nom de « léontine » durant le Second Empire.

[34] Il n’est pas certain que Jean-Gabriel Eynard soit l’auteur de ce portrait.

[35] Pierre Larousse, « Cachemire », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1867, t. 3, p. 851.

[36] Lise Schreier, « Portrait de l’artiste en robe de chambre, 1830-1870 », in Romance Studies, vol. 28, n° 4, novembre 2010.

[37] Farid Chenoune, Des Modes et des hommes. Deux siècles d’élégance masculine, Paris, Flammarion, 1993, p. 55.

[38] Edmond et Jules Goncourt, Journal, Paris, 2004, t. I, p. 480, cité par Lise Schreier, art. cit., p. 283.

[39] Gustave Flaubert, Madame Bovary, mœurs de province [1857], Librairie générale française, 1983, p. 281 et 11.