Le rôle de l’architecture dans l’œuvre d’Eynard

Isabelle Roland, Historienne de l'architecture

Le couple Eynard et l’architecture

Jean-Gabriel Eynard et son épouse Anna sont des amateurs d’art et de belle architecture, ainsi que de grands collectionneurs. Jean-Gabriel accorde beaucoup d’importance au lieu où il réside. Au cours de sa vie, il acquiert ou fait bâtir diverses demeures tant en Italie qu’en France et en Suisse, où il s’installe définitivement en 1810. En Italie, il possède un appartement à Gênes, qu’il vend en 1804 pour acheter une maison à Florence, via Carraja (Borgo San Frediano) [1]. Après l’avoir transformée à grands frais, il la revend en 1811 à la princesse Elisa Bacciochi, sœur de Napoléon. En 1829, il achète à Paris, rue de Londres 27, un hôtel particulier construit depuis peu, dont il se sépare en 1858. A Genève, il fait édifier entre 1817 et 1821 la belle maison qui prendra le nom de palais Eynard ; puis, entre 1828 et 1831, un immeuble de rapport à la rue Jean-Daniel-Colladon 2 et, à la fin de sa vie, le palais de l’Athénée, qu’il offre à la Société des Arts. Ce dernier est réalisé entre 1860 et 1863 selon les plans de l’architecte Gabriel Diodati, beau-frère de la petite-fille d’Eynard, en collaboration avec Charles Schaeck. A Gilly près de Rolle, dans le canton de Vaud, il élève entre 1810 et 1813 la maison de maître de Beaulieu, qu’il agrandit et complète de diverses dépendances à partir de 1819. Son épouse finance quant à elle la construction de l’école enfantine du village, entre 1839 et 1841. A proximité immédiate de Beaulieu, mais dans la commune de Rolle, Eynard fait bâtir le pavillon de Petit Fleur d’Eau au bord du lac (1825-1826), puis les maisons de maître de Fleuri (vers 1833) et de Grand Fleur d’Eau (vers 1836), destinées à ses neveux Alfred et Charles Eynard. Un album conservé dans des archives privées contient un projet de façade pour un palais à Odessa, qui n’a probablement jamais été construit.

Jean-Gabriel et surtout Anna Eynard se sont beaucoup investis dans la conception architecturale de leurs édifices. Cependant, il n’est pas facile de déterminer le rôle exact qu’ils ont joué. Une légende véhiculée, entre autres, par son oncle Marc Auguste Pictet, voudrait qu’Anna Eynard ait dessiné les plans du palais Eynard et que le couple ait élevé cette demeure « sans le secours d’aucun architecte », faisant « eux-mêmes jusqu’aux dessins des coupes de pierre » [2]. Si Anna a participé de façon active à l’élaboration de ce projet, dont elle aurait été le « moteur » selon l’historien de l’art André Corboz, la découverte de plans de plusieurs architectes, dont ceux de Giovanni Salucci, contredit l’affirmation de Pictet [3]. En revanche Anna, qui possédait un certain talent artistique, a livré des plans pour l’agrandissement de Beaulieu en 1819-1820, conservés dans un album de famille avec la mention « Anna fecit ». Outre un projet de façade pour le nouveau corps de logis de Beaulieu, ajouté en 1827, et l’immeuble de rapport à la rue Colladon, on peut lui attribuer les plans de Fleuri, de la volière de Beaulieu et, probablement aussi, de Petit Fleur d’Eau, qui se trouvent dans des archives publiques et privées. Anna a également participé au chantier de l’Athénée, qu’elle a apparemment dirigé [4].

En ce qui concerne leurs propres demeures, les Eynard optent pour un style néoclassique très monumental, notamment au palais Eynard, scandé par des colonnes ioniques plus décoratives que fonctionnelles, et à Beaulieu en 1827. A Fleuri et à l’école enfantine de Gilly, l’ordonnance régulière, d’influence néoclassique, se mêle à des éléments pittoresques de style chalet suisse. Tout comme l’adjonction occidentale de Beaulieu et les façades latérales de Grand Fleur d’Eau, ces deux bâtiments sont bordés de galeries qui permettent de profiter du grand air, du soleil et de la vue, et facilitent la circulation. Pour les dépendances du domaine de Beaulieu, les Eynard privilégient un style moins austère et plus orné, dans la tradition des fabriques de jardin, associant néogothique et pittoresque. Dans ce dernier cas, l’inspiration vient tant des chalets suisses et des fermes bernoises, à la mode dans l’ensemble de l’Europe au 19e siècle, que du rustique dit « à l’italienne ». À propos du style néogothique, Eynard et son épouse jouent un « rôle de précurseurs pour la mise en vogue, chez nous, de formes empruntées au Moyen Age. N’oublions pas que déjà en 1817 figurent, parmi les projets du palais Eynard à Genève, une esquisse pour un kiosque néo-gothique à deux niveaux et un dessin au crayon montrant deux ailes néo-gothiques au palais lui-même. Par ailleurs, le couple a eu l’occasion à diverses reprises de découvrir et d’apprécier l’architecture gothique et néo-gothique anglaise, ainsi qu’en témoignent des notes prises lors d’un voyage en Grande-Bretagne en 1827. » [5]

 

le Palais de l’Athénée autour de 1900, Bibliothèque de Genève, BGE jds 01 vgecite 0009
Le palais de l’Athénée autour de 1910, (BGE jds 01
vgecite 0009)

Comme c’est l’usage à cette époque dans maints pays d’Europe, notamment en France, en Angleterre et en Russie, Eynard immortalise les bâtiments qu’il édifie, symboles de sa réussite sociale et de ses goûts artistiques. Entre 1833 et 1836, il commande au peintre Alexandre Calame des vues du palais Eynard et de Beaulieu. A partir des années 1840, il photographie ses diverses propriétés en Suisse et son hôtel particulier à Paris, qui servent de cadre principal à ses nombreux portraits. Rappelons que la publicité de Louis Daguerre pour son procédé, parue en 1838, précise que « chacun, à l’aide du daguerréotype, fera la vue de son château ou de sa maison de campagne : on se formera des collections en tous genres d’autant plus précieuses que l’art ne peut les imiter sous le rapport de l’exactitude et de la perfection des détails… » [6]. Enfin, en 1854, Eynard commande à Antonio Fontanesi vingt lithographies de Beaulieu qu’il publie sous forme d’album [7]. Cet ensemble tout à fait exceptionnel, constitué par les vues de Calame, les daguerréotypes d’Eynard et les lithographies de Fontanesi, prouve non seulement la volonté d’Eynard d’immortaliser son cadre de vie, mais aussi son désir de le montrer et de le faire connaître loin à la ronde. Même si d’autres propriétaires vaudois ont commandé à l’époque des vues de leurs propriétés, dont ceux de Fraid’Aigue (Saint-Prex), du manoir de Ban (Corsier-sur-Vevey) et des châteaux de Coppet ou de Guévaux (Mur), aucun n’a été aussi systématique et prolixe dans sa démarche [8]. Pourtant, Eynard n’a pas documenté l’ensemble des édifices en sa possession et seuls quatorze sont concernés. En outre, si l’on excepte l’école enfantine de Gilly, il n’a pas pris en compte les bâtiments que lui ou son épouse avaient financés à titre philanthropique [9]. Il est intéressant de relever qu’à Beaulieu, la seule annexe qui ne figure sur aucun daguerréotype est l’observatoire (disparu) construit en 1814 par son frère Jacques, tandis qu’à Fleuri, il s’agit de la dépendance rurale élevée par son neveu Alfred à côté de la maison de maître.

Sur la majorité des daguerréotypes d’Eynard, l’architecture sert de cadre à un portrait individuel ou de groupe. Tel un décor de théâtre, son rôle principal consiste à structurer la composition. Cependant, dans quelques cas, la représentation architecturale est prépondérante, les personnages, difficilement identifiables, n’étant là que pour indiquer l’échelle du bâtiment ou animer la scène. Le palais Eynard, la maison de maître de Beaulieu et certaines de ses dépendances constituent parfois l’unique sujet représenté. Sur plusieurs de ces vues, dont la majorité de celles consacrées au palais Eynard, la gauche et la droite ne sont pas interverties grâce à l’emploi, assez complexe, d’un petit miroir ou d’un prisme placé devant l’objectif.

Comme indiqué plus haut, les daguerréotypes d’Eynard montrent très rarement des bâtiments qui ne lui appartiennent pas. On peut citer le château du Piple près de Paris, propriété de la famille Hottinguer (DE 055 et Musée de l’Elysée, 054040), une petite construction en brique et pierre à Passy (2013 001 dag 050), propriété peut-être de la famille Delessert, et un certain hôtel Méduse à Paris que nous ne sommes pas parvenue à identifier (voir notamment 2013 001 dag 102). Toutefois la correspondance d’Eynard révèle que, parmi les toutes premières images qu’il a réalisées aux mois de mars et d’avril 1840, figuraient des monuments de Rome, dont les arcs de Constantin, Titus et Septime Sévère, la fontaine de Trevi et le forum de Trajan [10]. Aucune de ces pièces n’a été retrouvée, mais on reconnaît le temple de Saturne sur un daguerréotype auprès duquel Eynard pose avec une certaine fierté (voir 84.XT.255.38 et non localise rome doc).

Le corpus Eynard comprend également quatre vues urbaines de Genève. Deux immortalisent la promenade de la Treille et les façades arrière de la rue des Granges (DE 005 et fao 38347). Les deux autres, de très belle qualité, constituent une sorte de diptyque représentant le pont des Bergues, l’île Rousseau et le quartier des Pâquis (84.XT.255.24 et 84.XT.255.25). Il s’agit des deux seuls daguerréotypes d'Eynard qui montrent les profondes mutations que la ville de Genève est en train de vivre. En effet, à ces deux exceptions près, il n’a pas cherché à documenter des constructions anciennes avant leur démolition, dont les bastions établis à proximité de sa demeure, ni les nouveaux bâtiments qui se multiplient alors dans la cité (Musée Rath, rue de la Corraterie, manège de la rue Saint-Léger, etc.).

Ainsi Eynard a-t-il surtout représenté son cadre de vie, sa famille et ses amis. Même si sa démarche est très différente de celle d’un Joseph-Philibert Girault de Prangey, qui se rend à dessein dans certains lieux pour immortaliser des paysages et des bâtiments [11], on peut le ranger parmi les pionniers de la photographie d’architecture et ses daguerréotypes font partie des premiers témoins conservés de cet art en Suisse. Ses représentations d’architecture sont généralement de grande qualité et très bien cadrées ; les lignes ne sont pas déformées grâce à un angle de vue approprié et à un recul suffisant, voire à l’emploi d’une caméra permettant le décentrement de l’objectif. A Beaulieu, Eynard a même fait bâtir une sorte d’échafaudage en bois afin de pallier la déclivité du terrain (voir 2013 001 dag 066[12]. Outre le cadrage, qui souvent intègre l’environnement de l’édifice, Eynard maîtrise la lumière et la profondeur de champ : en général, ses vues sont nettes et bien exposées.

Le palais Eynard (rue de la Croix-Rouge 4)

Historique

La construction entre 1817 et 1821 de la somptueuse demeure genevoise qui prendra le nom de palais Eynard est un véritable « coup d’éclat » qui marquera durablement les esprits [13]. Jean-Gabriel Eynard commence par acheter à la Ville de Genève un terrain vierge situé entre la muraille du 16e siècle et des bastions du 17e siècle, soit à l’intérieur de la ceinture fortifiée. Cette parcelle se trouve en bordure de l’ancienne « Belle Promenade » (promenade des Bastions), créée dans les années 1724-1725 et réaménagée à cette époque pour accueillir le jardin botanique [14]. Contre une forte somme, il obtient des autorités le droit de bâtir à cet emplacement stratégique, en arguant que sa maison contribuera à l’embellissement de la cité, notamment en prolongeant visuellement le jardin botanique. Particulièrement ingrat et quelque peu marécageux, le site choisi nécessite d’importants travaux de terrassement dirigés par l’ingénieur cantonal et futur général Guillaume-Henri Dufour. La forte dénivellation, liée à la présence de l’ancien mur d’enceinte, donne lieu à un plan original. En effet, le palais, adossé à la muraille, comporte deux accès placés à des niveaux différents. L’étage noble, doté d'un bel escalier extérieur à double volée côté jardin, est établi un niveau plus bas que la rue, où se trouve l’imposant portique à colonnes de l'entrée principale. Ainsi entre-t-on de la rue par l’étage des appartements privés et faut-il descendre l’escalier d’apparat pour accéder aux pièces de réception qui s’ouvrent sur les jardins.

Pour concevoir leur demeure, Eynard et son épouse font appel à plusieurs architectes, dont Jean-Jacques Moll, de Bienne, Jean-Pierre Noblet, de Rolle, qui a travaillé à Beaulieu, Samuel Vaucher, de Genève, et le Florentin Giovanni Salucci. Anna Eynard livre également quelques dessins de façade fort éloignés de la réalisation. S’il s’agit vraisemblablement d’une création collective et d’une synthèse des différents projets, l’intervention de Giovanni Salucci (1769-1845) demeure décisive. Les recommandations d’Eynard le feront entrer, dès août 1817, au service du roi du Wurtemberg Guillaume Ier. Fruit d’une collaboration de plusieurs architectes talentueux, le palais Eynard est un édifice particulièrement imposant, surtout en contexte urbain. Il mêle diverses influences, notamment italiennes (Palladio), anglaises (néo-palladianisme) et françaises (classicisme et néoclassiscime) [15].

Dès 1821, Eynard fait appel à une équipe d’artistes italiens et tessinois pour orner l’intérieur de son palais. Les salles du rez-de-chaussée sont revêtues de trompe-l’œil en grisaille réalisés entre autres par le Toscan Giuseppe Vincenzo Lodovico Spampani (1768-1828), peintre qui a œuvré à Beaulieu, tandis que l'escalier et les appartements des étages supérieurs sont décorés par Giuseppe Domenico Trolli et le Tessinois Marco Antonio Trifoglio (ou Trefogli) (1782-1845). Après être resté dans la famille, le palais Eynard est racheté par la Ville de Genève en 1891 et rénové à diverses reprises, notamment entre 1981 et 1986 afin de servir d’Hôtel municipal.

Les vues du palais Eynard et de ses abords

En 1833-1836, conscient de la beauté de la somptueuse maison qu’il vient d’édifier, Eynard en commande des vues extérieures et intérieures au jeune peintre Alexandre Calame (1810-1864) [16]. Le palais figure également sur plusieurs œuvres à caractère touristique de Jean DuBois. Eynard l’immortalise à son tour à partir des années 1840. Une quinzaine de daguerréotypes le représentent, dont la majorité ne sont pas inversés. Une dizaine d’entre eux ne comportent aucun personnage, circonstance assez rare dans la production d’Eynard, qui mêle volontiers portrait et représentation d’architecture, quand il n’ajoute pas quelques modèles pour indiquer l’échelle d’un bâtiment. L’absence de personnages reflète sans doute l’importance qu’Eynard accorde à sa demeure genevoise. Elle apparaît généralement de façon partielle, seule une vue prise depuis l’ouest la montrant dans sa totalité, toiture y comprise (84.XT.255.21). La façade sud-ouest, côté jardin, est visible sur une douzaine de daguerréotypes, habituellement prise de trois quarts en raison de la présence des arbres placés au-devant ; ce point de vue offre l’avantage de mettre en valeur l’impressionnante succession de colonnes qui la scande. La façade d’entrée au nord-est, du côté de l’actuelle rue de la Croix-Rouge, ne figure que sur deux daguerréotypes (84.XT.255.27 et ng 301) ; sur l’un d’entre eux (ng 301), Eynard se tient debout devant l’une des colonnes engagées qui flanquent l’entrée, associant autoportrait en maître de maison et représentation d’architecture. On aperçoit, le plus souvent partiellement, la façade nord-ouest sur huit daguerréotypes ; et celle au sud-est, sur deux uniquement.

Une quinzaine de portraits individuels ou de groupe ont été pris dans le pavillon d’été situé au nord du palais, qui abritait plusieurs copies de statues antiques. Les personnes représentées sont principalement des membres de la famille Eynard ou des amis proches, mais on y voit aussi des domestiques, l’architecte Gabriel Diodati et quelques célébrités de passage à Genève, dont Emile Souvestre, journaliste et écrivain français.

Plusieurs daguerréotypes montrent le jardin botanique aménagé par Augustin Pyrame de Candolle à proximité immédiate du palais en 1817. Sur deux d’entre eux, datés de 1843, on voit l’orangerie élevée en 1818-1819 par Guillaume-Henri Dufour en s’inspirant de celle du jardin botanique de Montpellier, dont Candolle avait été le directeur (84.XT.255.60 et DE 016[17]. Ces images constituent un précieux témoignage de cette construction aujourd’hui démolie et remplacée par le monument de la Réformation. Il est intéressant de relever que les bustes de Genevois célèbres placés devant cette orangerie, bien visibles sur des photographies anciennes [18], ne semblent pas présents sur les deux daguerréotypes d’Eynard.

Alexandre Calame, Le Palais Eynard vu du parc des Bastions, 1833-1836, MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, 1963-0028
Alexandre Calame, Le Palais Eynard vu du parc des
Bastions, 1833-1836 (MAH Musée d’art et d’histoire,
Ville de Genève,1963-0028, © Musées d’art et d’his‑
toire, Ville de Genève)
Alexandre Calame, Le Palais Eynard. Petit Salon, 1833-1836, MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, 1963-0027
Alexandre Calame, Le Palais Eynard. Petit Salon,
1833-1836 (MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de
Genève,1963-0027, © Musées d’art et d’histoire,
Ville de Genève
Didier Jordan / Ville de Genève, Palais Eynard, intérieur après restauration, 2017, Documentation photographique de la Ville de Genève, J__9837
Didier Jordan / Ville de Genève, Palais Eynard, inté‑
rieur après restauration, 2017 (Documentation pho‑
tographique de la Ville de Genève, J 9837)

La « petite maison Eynard » à la rue Jean-Daniel-Colladon 2

Entre 1829 et 1830, le couple Eynard édifie une maison renfermant plusieurs appartements, en face de son palais genevois, à l’actuelle rue Jean-Daniel-Colladon [19]. Anna Eynard participe activement à l’élaboration de ce projet ; en effet, une élévation de la façade principale, conservée dans un album familial, peut lui être attribuée, sans compter une lettre de sa main, datée du 27 novembre 1831, où elle se présente comme « architecte » de cet immeuble [20]. C’est toutefois l’entrepreneur et architecte Joseph Amoudruz qui se charge de la réalisation. La façade principale de cet édifice est percée de trois grandes serliennes séparées par des niches en plein cintre qui rappellent celles de l’aile sud de Beaulieu, élevée en 1827. Cette maison apparaît partiellement à l’arrière-plan d’un daguerréotype où le palais Eynard figure dans son intégralité (84.XT.255.21), ainsi que sur une aquarelle de Calame.

Rue Jean-Daniel Colladon 2 entre 1930 et 1950 (BGE 1930 vg n13x18 04972)
Rue Jean-Daniel Colladon 2 entre 1930 et 1950 (BGE
1930 vg n13x18 04972)

La maison de maître de Beaulieu (Gilly, route de Genève 68)

Historique

En juillet 1808, Jean-Gabriel Eynard et son frère Jacques achètent en indivision le domaine de Beaulieu dans la commune de Gilly [21]. Celui-ci comprend une maison vigneronne avec appartement de maître, appelée aujourd’hui la gentilhommière, ainsi qu’une grange et écurie en annexe.

Entre 1810 et 1813, les Eynard font bâtir une nouvelle demeure selon les plans de l’architecte Jean-Pierre Noblet, de Rolle. Partiellement masquée par deux adjonctions ultérieures, cette bâtisse apparaît dans son état d’origine sur des dessins conservés dans des albums de la famille Eynard et sur une lithographie de Jean DuBois. L’extérieur, plutôt simple, contraste avec l’intérieur très luxueux, orné de peintures réalisées par les artistes italiens Joseph Spampani et son aide Santi Soldaini, qui travaillèrent quelques années plus tard au palais Eynard. Le riche décor en grisaille de l’escalier semi-circulaire qui dessert les étages représente des divinités et des personnages célèbres, ainsi que des scènes en lien avec les arts, les sciences et les travaux des champs, thème cher à Eynard qui l’évoque à plusieurs reprises dans ses daguerréotypes. Trois cheminées en marbre à colonnettes proviennent vraisemblablement de l’atelier du célèbre sculpteur italien Lorenzo Bartolini, une facture établie à Carrare le 28 mars 1813 mentionnant la livraison de l’une d’entre elles [22]. Entre 1819 et 1822, une aile de service est construite à l’ouest, sous la direction de Jean-Pierre Noblet, mais selon des plans dessinés par Anna Eynard. On y trouve une cuisine et une orangerie au rez-de-chaussée, un « salon des bois » et des chambres à l’étage. Ces dernières s’ouvrent sur une galerie protégée par un auvent à lambrequin en tôle qui présentait la particularité d’être soutenu par des colonnettes métalliques en forme de hallebardes perçant la toiture. Ces éléments de serrurerie tout à fait exceptionnels, supprimés par la suite, sont connus grâce à plusieurs daguerréotypes (2013 001 dag 062, 2013 001 dag 063, 2013 001 dag 103 et 84.XT.267.3). Peut-être s’inspirent-ils de la girouette en forme de hallebarde de l’ancienne tour du Molard à Genève, refaite en 1773 [23].

En 1827, un nouveau corps de logis doté d’une imposante façade néoclassique est accolé au sud-est de la maison de maître. Une élévation de cette façade, qui semble être de la main d’Anna, figure dans un album familial. Si elle diffère de la conception finale, elle présente déjà trois grandes serliennes au rez-de-chaussée, séparées par des niches en plein cintre. Trois autres projets non signés sont conservés au Centre d’iconographie de la Bibliothèque de Genève (CIG) ; on les attribue à l’architecte tessinois Luigi Bagutti, très actif entre Genève et Lausanne à cette époque. Ils ne correspondent pas à ce qui sera effectué, mais comportent tous les éléments de la future réalisation. En 1827 également, on ajoute au nord-est un vestibule d’entrée surmonté d’une terrasse et flanqué de deux arcades en anse de panier, selon un projet qui semble être de la main d’Anna Eynard.

La nouvelle façade néoclassique de Beaulieu est percée de trois portes-fenêtres en forme de serliennes très monumentales. Celle placée au centre est surmontée d’un store en tissu brodé noir que l’on voit sur de nombreux daguerréotypes. A l’intérieur, le corps de logis de 1827 abrite, au rez-de-chaussée, trois pièces d’apparat qui s’ouvrent côté lac. Ces espaces reçoivent un décor peint qui n’a pu être attribué avec certitude, bien qu’incontestablement réalisé par des artistes tessinois ou italiens [24] . En 1827, voire dès sa construction, la maison de maître de Beaulieu bénéficie d’un système de chauffage à air chaud très avant-gardiste pour la région. Celui-ci « distribuait la chaleur par des tuyaux débouchant dans les pièces principales et l’escalier […]. Ces canalisations étaient alimentées par un calorifère en briques aménagé dans la cave » et conservé de nos jours [25].

Les vues de la maison de maître de Beaulieu

Dès le mois de mars 1840, Eynard photographie sa campagne de Beaulieu [26]. Parmi les daguerréotypes connus, plus de 250 ont été pris dans cette propriété, principalement auprès de la maison de maître. Il s’agit surtout de portraits, plus rarement de scènes de genre ou de représentations d’architecture au sens strict. La façade principale, au sud-est, apparaît dans son intégralité sur une dizaine de daguerréotypes. Six ont vraisemblablement été pris du haut d’une sorte d’échafaudage mentionné dans une inscription apposée au verso de l’un d’entre eux (2013 001 dag 066, « Vue de la maison sur un échaffaudage »). Cet aménagement, dont la hauteur est estimée à six mètres étant donné la déclivité du terrain [27], permettait de prendre le bâtiment pratiquement de face sans déformer ses lignes architecturales. Seules deux vues de la maison de maître ne comportent aucun personnage (2013 001 dag 074 et DE 015), tandis que leur présence reste très secondaire, voire anecdotique sur quelques autres (par exemple 84.XT.255.53, lm 79852, fao 38346, nc 01).

La plupart des portraits de groupe ont été pris sur la terrasse établie devant la façade principale de Beaulieu. Rappelons que le traité de photographie de Lerebours préconise de placer les modèles « sur une terrasse, en évitant l’exposition aux rayons directs du soleil » [28]. Quelques scènes sont parfaitement structurées par l’une des serliennes vue de face, angle de vue qui a probablement aussi nécessité l’aménagement d’un petit échafaudage.

Une trentaine de daguerréotypes ont été pris devant la galerie latérale au sud-ouest, dont Eynard utilise les colonnes pour délimiter ses compositions ou maintenir la grande toile peinte qu’il place parfois à l’arrière-plan. Ainsi, ces daguerréotypes constituent-ils un précieux témoignage de l’état à peu près d’origine de la maison de maître de Beaulieu, notamment de sa façade côté lac. Grâce à eux, on découvre qu’au rez-de-chaussée, les assises cannelées des colonnes ont été remplacées ultérieurement par des bases toscanes et que la disposition des statues placées à l’étage a été légèrement modifiée. En outre, les fins décors en arabesques peints sur les volets intérieurs se sont estompés au fil des ans et le store extérieur en tissu brodé n’existe plus. La façade sud-ouest est elle aussi bien documentée, contrairement aux deux autres, secondaires, qui ne sont jamais représentées.

A notre connaissance, Eynard n’a pris aucune vue intérieure de Beaulieu, ni de ses autres propriétés, entreprise qui aurait nécessité l’emploi d’un matériel plus imposant. Par contre, il disposait des aquarelles réalisées par Alexandre Calame entre 1833 et 1836, qui témoignent des décors et aménagements d’origine de cette riche demeure. En 1854, c’est à l’artiste italien Antonio Fontanesi qu’Eynard commande une vingtaine de lithographies consacrées à l’ensemble du domaine et qui seront publiées dans un album ; plusieurs d’entre elles s’inspirent de l’un de ses daguerréotypes [29].

Quelques vues d’Eynard montrent le parc de Beaulieu, dont la plupart des beaux arbres ont disparu, tandis que certaines allées ont été supprimées ou déplacées. Sur sept stéréoscopies réalisées entre 1852 et 1854, on voit une petite fontaine à jet d’eau central située à l’ouest de la maison de maître, peut-être érigée peu avant, mais aujourd’hui disparue.

Isabelle Rolland, Gilly, Beaulieu, décembre 2019
Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu, décembre 2019
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieu : campagne Eynard, 1854-1856, Bibliothèque de Genève BGE rec est 0094 01
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieu : campagne
Eynard, 1854-1856, Bibliothèque de Genève BGE
rec est 0094 01

Les dépendances de Beaulieu

Les dépendances de Beaulieu ont pratiquement toutes été photographiées par Eynard, mais beaucoup moins fréquemment que la maison de maître. Si l’on excepte la volière, qui semble avoir sa préférence, elles servent principalement de cadre à des portraits de domestiques ou à des scènes de genre.

La gentilhommière

La gentilhommière (appellation récente) est le plus ancien édifice de la propriété de Beaulieu [30]. Datant probablement des années 1790, elle est antérieure à l’achat du domaine par Jean-Gabriel et Jacques Eynard. Elle renferme un logement pour le vigneron et des locaux utilitaires au rez-de-chaussée, un appartement de maître à l’étage. De plan presque carré, elle s’élève sur deux niveaux sous une imposante toiture à demi-croupes. Les angles sont cantonnés de chaînes en harpe et une galerie est établie au sud-ouest, vraisemblablement dès l’origine. La façade principale, côté lac, est scandée par deux portes en anse de panier qui révèlent la fonction agricole et viticole du rez-de-chaussée, tandis que l’étage est percé de nombreuses fenêtres en arc surbaissé.

Ce bâtiment figure sur trois daguerréotypes d’Eynard, mais de façon très partielle sur deux d’entre eux (2013 001 dag 094 et 84.XT.255.81) ; sur le troisième, qui n’est pas inversé, on l’aperçoit à l’arrière-plan de la ferme (DE 009). Une lithographie de Fontanesi montre les quatre travées occidentales de la gentilhommière, avec sa galerie.

Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu : la gentilhommière, décembre 2019
Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu : la gentilhommière,
décembre 2019

La ferme

Une grange et écurie élevée sans doute dans les années 1790-1800 servait de dépendance à la gentilhommière [31]. Vers 1840, cet édifice de plan presque carré est agrandi par Eynard au sud-ouest d’une nouvelle travée qui comprend un logement et une écurie. La façade pignon de cette adjonction intègre un porche dans œuvre assez original, qui abrite une fontaine. Au-dessus, le pignon était rehaussé d’un berceau lambrissé d’inspiration bernoise. Cet élément décoratif, à la mode dès les années 1820 dans les grands domaines vaudois et genevois [32], a malheureusement été supprimé. Rappelons que l’architecte Giovanni Salucci, qui a livré des plans pour le palais Eynard, avait construit en 1822 une ferme bernoise pour le roi du Wurtemberg Guillaume Ier, un ami de Jean-Gabriel Eynard qui était venu à Beaulieu en 1816 [33]. Dans les années 1940, la ferme est transformée ; notamment, de nouvelles baies sont percées, et son berceau lambrissé ainsi qu’une partie de ses galeries, supprimés.

Cet édifice est partiellement visible sur quatre daguerréotypes d’Eynard, dont deux stéréoscopies. Trois, inversés, représentent des employés en plein travail. L’un d’entre eux, où l’on voit deux bœufs tirant une charrette (2013 001 dag 101), a servi de modèle à une lithographie commandée à Antonio Fontanesi en 1854. Le quatrième daguerréotype ne comporte aucun personnage ; il montre le pignon sud-ouest de la ferme et une partie de la façade sud-est, tandis que la gentilhommière apparaît à l’arrière-plan (DE 009). Il n’est pas inversé, grâce à l’emploi d’un petit miroir ou d’un prisme placé devant l’objectif.

Gilly, ferme du domaine de Beaulieu
Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu, octobre 2019
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieau : campagne Eynard (cour de la ferme), 1854-1856, bge rec est 0094 13
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieau : campagne
Eynard (cour de la ferme), 1854-1856 (BGE rec est
0094 13)

Le remise-écurie et pigeonnier

En 1827, le couple Eynard fait bâtir à Beaulieu une dépendance à usage d’écurie, de remise et de poulailler-pigeonnier, avec un rucher adossé au sud-est [34]. Ce bâtiment de deux niveaux sous une toiture à deux pans est bordé d’une galerie en bois au sud-ouest. Il se compose de deux corps de profondeur inégale juxtaposés ; celui au sud-est, plus étroit, abrite le pigeonnier. Il évoque une chapelle par la présence d’un clocheton, de baies en arc brisé et d’une arcature aveugle frappée de trilobes. Si le décor de sa façade principale a été partiellement simplifié, et l’élégante cage d’envol des pigeons, supprimée, le clocheton subsiste, de même que l’arcature aveugle. La galerie au sud-ouest s’est malheureusement effondrée ; seuls ses poteaux étaient encore en place en 2020. Cette façade latérale apparaît sur huit daguerréotypes et sert avant tout d’arrière-plan à des scènes de genre et à des portraits de domestiques. Cependant, sur l’un d’entre eux, pris devant les deux portes de la remise rehaussées d’un décor losangé, on voit Eynard assis dans l’une de ses voitures hippomobiles (Musée de Rochester, rochester 1973 9 2 doc). Quant à la délicate façade côté lac, surmontée d’un clocheton, elle figure sur une belle stéréoscopie dont Eynard a commandé une lithographie à Antonio Fontanesi en 1854 (84.XT.255.70).

Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu : remise, décembre 2019
Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu : remise, décembre
2019
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieu : campagne Eynard (pigeonnier), 1854-1856, Bibliothèque de Genève BGE rec est 0094 20
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieu : campagne
Eynard (pigeonnier), 1854-1856 (BGE rec est 0094
20)

La volière

En 1847, une nouvelle dépendance particulièrement ornée, telle une fabrique de jardin, est élevée au nord de la maison de maître [35]. On possède le dessin de sa façade principale et une coupe que l’on peut attribuer à Anna Eynard [36]. A l’origine, ce petit édifice abritait une cave et un bûcher au rez-de-chaussée, une volière prolongée par une terrasse à l’étage, un grenier et un pigeonnier dans le comble. Son riche décor mêle des éléments néogothiques et pittoresques qui s’inspirent tant du style rustique dit « à l’italienne » (chaînes d’angle en brique, parapet de la terrasse élevé en tuiles canal) que de celui qualifié de chalet suisse (bras chantournés). Il a cependant été simplifié au début du 20e siècle : au sud-est, on a supprimé la structure en treillage qui subdivisait la grande arcade du rez-de-chaussée, ainsi que l’élégante logette axiale à usage de volière. La frise trilobée soulignant les pans de la toiture a disparu côté lac, mais elle est heureusement conservée à l’arrière. Cette dépendance particulièrement photogénique figure sur quatorze daguerréotypes ; l’un a même été pris avant l’achèvement des travaux (ides 55 doc), unicum dans l’œuvre d’Eynard. Onze montrent l’intégralité de la façade principale, parfaitement symétrique ; les trois autres se concentrent sur l’arcade du rez-de-chaussée et sa délicate structure en treillage. Ces images sont pour la plupart des portraits de groupe, dont deux de domestiques ; certaines associent des parents et des proches d’Eynard à ses employés. Une vue inversée a servi de modèle à une lithographie d’Antonio Fontanesi (2013 001 dag 068).

Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu : la volière, octobre 2019
Isabelle Roland, Gilly, Beaulieu : la volière, octobre
2019
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieu : campagne Eynard (la volière), 1854-1856, Bibliothèque de Genève BGE rec est 0094 18
Antonio Fontanesi, Gilly, Beaulieu : campagne
Eynard (la volière), 1854-1856, (BGE rec est 0094 18)

Le bûcher

Un bûcher est venu compléter les dépendances de Beaulieu entre 1840 et 1852 [37]. Orné d’éléments en bois découpé de style chalet suisse, il figure sur une stéréoscopie prise en décembre 1852 (2013 001 dag 088). À l’abandon depuis plusieurs années, il s’est malheureusement en grande partie effondré (constat en octobre 2019).

Les serres

Deux serres aujourd’hui disparues sont visibles sur une stéréoscopie prise vraisemblablement à Beaulieu (2013 001 dag 076). Il ne peut s’agir de celle bâtie en 1834, couverte d’une toiture en tuiles et démolie en 1860, ni, a priori, de celles établies en 1857 et en 1860, Eynard ayant déjà cessé ses activités de daguerréotypiste à cette époque [38]. Le terrain en forte pente au sommet duquel elles s’élèvent, ressemble à celui situé sur la commune de Bursinel, à l’ouest de la maison du jardinier, propriété de Jean-Gabriel et Jacques Eynard en 1835. Toutefois, la consultation des registres et plans cadastraux de cette commune n’a pas permis de confirmer cette hypothèse [39].

Petit Fleur d’Eau (Rolle), route de Genève 75

En 1825-1826, Eynard édifie un pavillon au bord du lac qu’il destine au comte grec Jean Capo d'Istria (Ioánnis Kapodístrias), homme d’Etat avec lequel il s’était lié d’amitié au Congrès de Vienne et qui l’avait convaincu de s’engager pour l’indépendance de la Grèce [40]. En 1829, Capo d'Istria, qui connaît les lieux, écrit qu’il se réjouit de venir y passer ses « vieux jours », ce qui ne sera malheureusement pas le cas puisqu’il est assassiné en octobre 1831. Plusieurs projets de façades, peut-être de la main d’Anna Eynard, sont conservés dans un album familial.

A la fin du 19e siècle ou au début du 20e siècle, on crée un porche d’entrée au nord-ouest et l’étang qui s’étendait de ce côté est supprimé. Entre 1928 et 1931, le bâtiment est remanié et agrandi par les architectes Jack Cornaz et Walter Baumann, qui placent un fronton au-dessus de la porte flanquée de colonnes ioniques, créent un balcon côté lac et ajoutent deux ailes latérales. Entre 1976 et 1978, l’architecte Italo Ferrari, qui avait collaboré au chantier de 1930, édifie deux nouvelles ailes en retour d’équerre.

Cet élégant pavillon néoclassique d’influence palladienne est accessible par une allée d’arbres photographiée par Eynard entre 1852 et 1855 (2013 001 dag 078). Initialement de plan carré, il comporte un seul niveau sous un toit à deux pans, muni de pignons-frontons. Il est établi au-dessus d’une voûte sous laquelle les vagues s’engouffraient jadis, l’eau remplissant un petit étang aménagé en amont. Malgré sa relative petitesse, cet édifice comprenait, à sa construction, un vestibule d’entrée, une cuisine, une chambre et trois pièces d’apparat côté lac, sans oublier un salon en position médiane [41].

Le pavillon de Petit Fleur d’Eau figure sur une stéréoscopie prise entre 1852 et 1855 (2013 001 dag 077). Une lithographie et un dessin de Jean DuBois, ce dernier daté d’octobre 1829, le représentent aussi, de même que trois lithographies de Fontanesi (1854).

Fleuri (Rolle), route de Genève 60

La maison de maître de Fleuri a été construite vers 1833 par Jean-Gabriel Eynard pour son neveu Alfred, selon un projet conçu très probablement par Anna Eynard [42]. En effet, on peut lui attribuer les plans du rez-de-chaussée et de l’étage ainsi qu’une élévation de la façade principale conservés dans un album familial. D’importantes modifications sont menées en 1945-1946 sous la conduite des architectes Paul Bournoud et Joseph Scala, qui suppriment une partie de l’ornementation extérieure et modernisent l’intérieur.

De deux niveaux sous un toit à deux pans largement débordant, la maison de Fleuri est entourée de tout côté par des galeries à colonnes en bois. Elle mêle une ordonnance régulière néoclassique à des éléments néogothiques et de style chalet suisse, notamment dans les galeries et l’avant-toit soutenu par des consoles chantournées. Le pignon côté lac arborait une inscription religieuse : « HEUREUSE LA NATION DONT L’ETERNEL EST LE DIEU », soulignée par une arcature aveugle, le tout ayant été supprimé. Les beaux contrevents rehaussés d’un décor néogothique en grisaille ont été conservés, bien que déposés [43].

La façade sud-est de la maison de Fleuri, vue de trois quarts, figure à l’arrière-plan de deux portraits de groupe pris en stéréoscopie (2013 001 dag 104 et p 1973 237), ainsi que sur l’une des lithographies commandées en 1854 à Antonio Fontanesi. Ces documents témoignent de son beau décor d’origine aujourd’hui disparu. En revanche, Eynard n’a pas photographié la dépendance de Fleuri, élevée vers 1836 par son neveu Alfred selon des plans que l’on peut attribuer à l’architecte François Recordon [44]. Elle est partiellement visible sur une lithographie de Fontanesi qui montre la façade arrière de la maison de maître.

Antonio Fontanesi, Rolle, Fleuri, 1854-1856, Bibliothèque de Genève BGE rec est 0094 14
Antonio Fontanesi, Rolle, Fleuri, 1854-1856 (BGE rec
est 0094 14)

Grand Fleur d’Eau (Rolle), route de Genève 71

La maison de maître de Grand Fleur d’Eau a été construite vers 1836 par Jean-Gabriel Eynard pour son neveu et gendre Charles Eynard [45]. En 1914, elle est profondément remaniée par les architectes Eugène Monod et Alphonse Laverrière, qui agrandissent les galeries latérales. 
Cette maison de campagne de style néoclassique est accessible par une belle allée d’arbres. De plan presque carré, elle présente un étage sur rez-de-chaussée sous un toit à deux pans qui délimite deux frontons à modillons. Les façades latérales sont bordées de portiques à colonnes toscanes, tandis qu’au nord-ouest, l’entrée principale est précédée d’un porche. Au sud-est, coté lac, une inscription religieuse était peinte sur le pignon-fronton, juste au-dessous d’une fenêtre en forme de serlienne.

La maison de Grand Fleur d’Eau est visible sur trois daguerréotypes qui mêlent représentation d’architecture et portrait de groupe, ainsi que sur une lithographie d’Antonio Fontanesi. L’un des daguerréotypes montre la façade d’entrée au nord-ouest (2013 001 dag 097) ; un autre, en stéréoscopie, l’un des portiques latéraux vu de trois quarts (2013 001 dag 085) ; sur le dernier, on n’aperçoit qu’un fragment de la façade côté lac (84.XT.255.65).

Antonio Fontanesi, Rolle, Grand Fleur d’Eau, 1854-1856, Bibliothèque de Genève BGE rec est 0094 14
Antonio Fontanesi, Rolle, Grand Fleur d’Eau, 18541856 (BGE rec est 0094 14)

La dépendance de Grand Fleur d’Eau appelée Vieux Fleur d’Eau (Rolle), route de Genève 69

En 1841, une dépendance particulièrement ornée est bâtie en annexe de Grand Fleur d’Eau, probablement selon les plans de l’architecte François Recordon [46]. Elle abritait une écurie, une buanderie, une remise et un bûcher au rez-de-chaussée, une chambre, un fenil, un étendage et probablement un pigeonnier dans l’étage de comble. Elle est agrandie à l’arrière et légèrement surélevée vers 1879, afin d’y aménager un logement. Sans doute à la même époque, l’étonnant décor à la fois néogothique et mauresque est supprimé.

Cette dépendance, qui évoque une fabrique de jardin, comprend un niveau et demi sous une toiture à deux pans. Cantonnée de chaînes d’angle en brique, elle est pourvue de fenêtres en arc brisé. La façade principale, dont le pignon est encore percé d’une serlienne, était précédée d’un balcon reposant sur des colonnes reliées par des arcs en accolade d’inspiration mauresque aux écoinçons ajourés de trilobes.

Cette annexe apparaît sur deux stéréoscopies qui mettent en valeur son remarquable décor, aujourd’hui disparu (2013 001 dag 069 et 84.XT.255.80), ainsi que sur deux aquarelles que l’on attribue à Woldemar Hottenroth, le beau-frère d’Alfred Eynard.

L’école enfantine de Gilly (démolie)

Entre 1839 et 1840, Anna Eynard fait élever à Gilly une école enfantine, dont elle assure également le salaire de l’instituteur [47]. On transforme le bâtiment en 1850 en y adjoignant une annexe à l’arrière. Cette école enfantine, qui servit aussi de « maison de convalescence » [48], est démolie en 1960.

Cet édifice mêlait une ordonnance néoclassique à des éléments de style néogothique et chalet suisse, à l’instar de la maison de maître de Fleuri. Il s’élevait sur deux niveaux sous un toit à deux pans, avec une galerie à poteaux sur trois de ses côtés. Il figure sur un daguerréotype où l’on voit des élèves et quelques adultes répartis sur la galerie (2013 001 dag 098). Au rez-de-chaussée, Eynard pose avec les plus petits, comme s’il était leur instituteur.

Jean-Gabriel Eynard, Gilly, Ecole enfantine, Bibliothèque de Genève BGE 2013 001 dag 098
Jean-Gabriel Eynard, Gilly, Ecole enfantine,
Bibliothèque de Genève BGE 2013 001 dag 098

L’hôtel particulier des Eynard à Paris, rue de Londres 27 (démoli)

En 1829, Eynard acquiert un hôtel particulier à Paris, au numéro 27 de la rue de Londres, créée dans le IXe arrondissement trois ans plus tôt. Cette rue fait partie du quartier de l’Europe, dans lequel la gare Saint-Lazare, la première d’Île-de-France, est bâtie en 1837. Jean-Gabriel et son épouse ne logent dans leur demeure parisienne, malgré tous les avantages qu’elle présente, qu’à partir de 1837, comme le révèle une lettre du 29 septembre de cette année-là : « Nous sommes arrivés depuis quelques jours, très bien casés dans un joli hôtel que j’avais depuis 8 ans et que je n’avais ni loué, ni vendu ayant toujours le projet de l’habiter […] ; nous nous sommes enfin décidés à meubler un étage et nous nous trouvons si parfaitement bien que nous conserverons cet hôtel qui est fort chaud, très commode et dans un quartier peu bruyant ; il est situé rue de Londres, entre cour et jardin donnant lui-même sur le beau local des bains de Tivoli ; nous avons une porte de communication avec le beau et grand jardin ; l’architecture de notre hôtel est élégante ; il est bâti en pierre de taille, le rez-de-chaussée est beau de distribution, et fort élevé de plafond ; en tout c’est un joli hôtel, et fort agréable à habiter. L’exposition en est admirable, plein midi, et nos amis qui viennent nous voir ne comprennent pas que nous ayons tant tardé à l’habiter, et s’accordent à trouver le quartier charmant et point éloigné, en effet, on est tout de suite aux boulevards. » 

Après la révolution de 1848, Jean-Gabriel et Anna Eynard ne résident apparemment plus qu'occasionnellement dans leur hôtel parisien de la rue de Londres qu’ils revendent en 1858. La façade côté jardin de cet édifice, avec son avant-corps polygonal surmonté d’une terrasse, est représentée dans son intégralité sur un seul daguerréotype (p 1973 223). En revanche, plus de trente portraits ont été pris devant cette façade dont on reconnaît les fenêtres pourvues de persiennes, ou devant le mur de clôture recouvert d’un treillage. Outre des membres de sa famille (les de Regny, de Traz, Bouthillier de Beaumont…) et des amis ou connaissances de passage, Eynard a immortalisé diverses personnalités dans ce cadre. On rencontre, par exemple, Timothy Ha’alilio, secrétaire royal d’Hawaï (2013 001 dag 044, rm 017 et hawaï 01 doc), l’opticien et daguerréotypiste Noël Marie Paymal Lerebours, en compagnie du photographe amateur Adrien Constant-Delessert (2013 001 dag 037 et rm 010), le général grec Jean Colettis (rm 005), le duc Victor de Broglie avec son fils Albert (DE 081), le conseiller d’Etat Jean-Jacques Kunkler (cm 01) et le comte hongrois Antoine Apponyi (2013 001 dag 045).


[1] Michèle Bouvier-Bron, Une jeunesse en Italie, les années de formation de Jean-Gabriel Eynard, Genève, Slatkine, Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 2019, p. 232-240.

[2] Selon une plaque épigraphique posée sur la façade orientale du palais avant 1825 ; l’inscription d’origine, en latin et en grec, est citée en français dans Waldemar Deonna, « L’architecte du palais Eynard », in Genava, n° 11, 1933, p. 215-218. A propos des Eynard « architectes amateurs ou amateurs d’architecture ? », voir Paul Bissegger, Entre Arcadie et Panthéon : grandes demeures néoclassiques aux environs de Rolle, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, n° 121, 2001, p. 235-237.

[3] André Corboz, « Le palais Eynard à Genève : un design architectural », in Genava, n° 23, 1975, p. 195-275, plus précisément p. 275 ; voir également Deonna 1933, op. cit., et William Speidel, « Das Palais Eynard », in Genava, n° 11, 1933, p. 219-223.

[4] Alville (soit Alix von Wattenwyl), Anna Eynard-Lullin et l’époque des congrès et des révolutions, Lausanne, P. Feissly, 1955, p. 320, et Grégoire Extermann, « D’Adhémar Fabri à Pictet de Rochemont : les gloires genevoises du palais de l’Athénée », in Frédéric Hueber et Sylvain Wenger (dir.), Regards croisés sur les arts à Genève (1846-1896), Genève, Georg, 2019, p. 151-182, plus particulièrement p. 159-160.

[5] Paul Bissegger, Le Moyen Âge romantique au Pays de Vaud, 1825-1850, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, n° 79, Lausanne, 1985, p. 28. D’après Véronique Palfi, le projet de kiosque néogothique est postérieur à 1817.

[6] Cité dans Quentin Bajac et Dominique Planchon-de Font-Réaulx, Le daguerréotype français : un objet photographique, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2003, p. 43 et 384.

[7] Antonio Fontanesi, Beaulieu, villa Eynard au bord du Lac de Genève, Genève, Pillet et Cougnard, 1854.

[8] Aimables communications de Paul Bissegger et Monique Fontannaz.

[9] A propos des œuvres philanthropiques du couple Eynard, voir Bissegger 2001, op. cit., p. 238-239.

[10] Philippe Kaenel, « Je crois que l’art est fait pour quelque chose de plus », in Art + Architecture, n° 4, 2000, p. 6-14, plus précisément p. 6 et p. 12, note 7.

[11] Joseph-Philibert Girault de Prangey a parcouru la Suisse où il a photographié tant des monuments prestigieux que des maisons rurales ou des constructions récentes, tel le château de l’Aile à Vevey : Christophe Mauron (dir.), Miroir d’argent, daguerréotypes de Girault de Prangey, Genève, Slatkine et Musée gruérien, 2008.

[12] Nicolas Crispini, Genève en relief & autres faits divers, Genève, Slatkine, 2015, p. 12.

[13] Leïla el-Wakil, Bâtir la campagne, Genève 1800-1860, Genève, Georg, 1988, p. 190-200 et 270-272 pour le palais Eynard (et plus précisément p. 196-197 pour ce désir de marquer les esprits). Pour l’histoire du palais Eynard, voir également Corboz 1975, op. cit. ; Deonna 1933, op. cit. ; Paul Eynard, Le palais Eynard, Genève, Slatkine, 1986 ; Véronique Palfi, Le Palais Eynard : patrimoine de la Ville de Genève, Genève, Ville de Genève, 2017 ; Véronique Palfi, Le Palais Eynard : architecture et décor, de 1817 à 2020, Genève, Conservation du patrimoine architectural, 2021 (étude non publiée) ; Speidel, op. cit. ; et Album Eynard, manuscrit conservé à la Bibliothèque de Genève (BGE), Ms. fr. 1085.

[14] Isabelle Brunier, « La “Belle Promenade”, puis promenade des Bastions (origine et premières étapes) », in Isabelle Brunier (dir.), Les monuments d’art et d’histoire du canton de Genève, t. IV, Genève, espaces et édifices publics, Berne, Société d’histoire de l’art en Suisse, 2016, p. 45 et 46. Véronique Palfi relève à propos de l’achat de ce terrain par Eynard : « Cette audace, personne parmi les citoyens genevois ne l’aurait osée, car non seulement le lieu était soumis à des servitudes militaires mais également à un usage public », Palfi 2017, op. cit., p. 3.

[15] Corboz 1975, op.cit., p. 258-269, et Palfi 2017, op.cit., p. 14.

[16] El-Wakil 1988, op. cit., p. 200.

[17] David Ripoll, « L’orangerie et les serres du jardin botanique, promenade des Bastions (démolies) » in Isabelle Brunier (direction), Les monuments d’art et d’histoire du canton de Genève, t. IV, Genève, espaces et édifices publics, Berne, Société d’histoire de l’art en Suisse, 2016, p. 259-260.

[18] Extermann 2019, op. cit., photographie de la serre, p. 176.

[19] Leïla el-Wakil, « Architecture et urbanisme à Genève sous la Restauration », in Genava, n° 25, 1977, p. 172 et 173.

[20] « Mon mari étant accablé de travaux pressants pour la Grèce et dont le cœur est occupé à défendre la mémoire d'un ami m'a priée, comme architecte de la maison, de traiter directement la chose avec vous, Messieurs » (AEG, Travaux AA 57, n° 441, aimable communication de David Ripoll).

[21] Sur le domaine de Beaulieu, voir Paul Bissegger 2001, op. cit., p. 219-298.

[22] Cette facture est conservée dans un album familial.

[23] Philippe Broillet (direction), Les monuments d’art et d’histoire du canton de Genève, t. I, La Genève sur l’eau, Bâle, Société d’histoire de l’art en Suisse, 1997, p. 282 (texte d’Isabelle Brunier).

[24] Bissegger 2001, op. cit., p. 282.

[25] Ibid., p. 417.

[26] Ibid., p. 426, note 1, BGE, Ms. suppl. 1848, 7 mars 1840.

[27] Nicolas Crispini 2015, op. cit., p. 12.

[28] Noël-Paymal Lerebours, Traité de photographie, derniers perfectionnements apportés aux daguerréotypes, 4e éd., Paris, 1843, p. 72 (consultable en ligne sur gallica.bnf.fr).

[29] Fontanesi 1854, op. cit. ; voir également Kaenel 2000, op. cit.

[30] Bissegger 2001, op. cit., p. 299-300.

[31] Ibid., p. 302-304.

[32] Isabelle Roland, Isabelle Ackermann, Marta Hans-Moëvi et Dominique Zumkeller, Les maisons rurales du canton de Genève, Genève, Slatkine, Société suisse des traditions populaires, 2006, p. 219 et 220.

[33] Hans-Martin Gubler, « Ein Berner Bauernhaus für den König von Württemberg », in Nos Monuments d’art et d’histoire, n° 4, 1979, p. 380-395, et Bissegger 2001, op. cit., p. 383.

[34] Bissegger 2001, op. cit., p. 305-309, et Bissegger 1985, op. cit., p.32.

[35] Bissegger 2001, op. cit., p. 307-311, et Bissegger 1985, op. cit., p.32.

[36] Ibid., p. 309 et 310.

[37] Ibid., p. 310-311.

[38] A propos de ces serres, voir Bissegger 2001, op. cit., p. 232.

[39] Archives cantonales vaudoises, Gb 327/c, plan de 1835, et Gf 327/3, cadastre des bâtiments de 1840 à 1877.

[40] Bissegger 2001, op. cit., p. 312-316.

[41] Plan conservé aux Archives cantonales vaudoises, AMH B 336.

[42] Bissegger 2001, op. cit., p. 316-321, et Bissegger 1985, op. cit., p. 28-31.

[43] Illustrations dans Bissegger 1985, op. cit., p. 30.

[44] Ibid., p. 319-321.

[45] Ibid., p. 320-324, et Bissegger 1985, op. cit., p. 31-32.

[46] Bissegger 2001, op. cit., p. 325-326 ; plans conservés aux Archives cantonales vaudoises, PP 388.

[47] Bissegger 2001, op. cit., p. 239-241, et Bissegger 1985, op. cit., p. 31.

[48] BGE, Ms. suppl. 1958, folio 9, 27 mai 1844, lettre d’Anna Eynard à son époux où elle lui écrit : « Cette année tu m’as dit que je pouvais mettre à exécution mon désir d’une maison de santé pour les enfans malades à Genève, et une maison de convalescents à Gilly. »