1. Portraits

1.7. Portraits de groupe

Le portrait de groupe est le thème majeur de l’œuvre de Jean-Gabriel Eynard. La réunion sur une image d’au moins trois personnes, mais le plus souvent de bien plus de modèles, est un motif que Eynard a fait sien plus de deux cents fois. L’une de ses plaques les plus anciennes ressort d’ailleurs déjà de ce genre (2013 001 dag 010). L’évolution technique rapide du daguerréotype lui permet d’augmenter peu à peu la taille des groupes qu’il entend représenter, de choisir des points de vue originaux et de renouveler la manière dont il aborde ce thème. C’est un ouvrage qu’il remet sans cesse sur le métier pendant la quinzaine d’années qu’a duré son activité de photographe.
Ces portraits réunissent deux types de personnes : d’une part, celles qui sont attachées à son cercle le plus intime, les membres de sa famille et ses proches, parmi lesquels les de Regny, de Traz, Bouthillier de Beaumont ou Fuzier Cayla ; d’autre part, des personnalités qui dessinent un impressionnant réseau de relations tissé tout au long de sa vie. On se gardera toutefois de tout anachronisme: lorsqu’il est invité à Beaulieu vers 1850, Henry Dunant, le futur fondateur de la Croix-Rouge, n’est encore connu de personne (84.XT.255.45).
Les amitiés que le couple Eynard a entretenues sont multiples et il n’est pas toujours aisé d’identifier les motifs qui font qu’une personnalité a été accueillie chez eux puis invitée à figurer sur un portrait de groupe. Parmi les liens qui les unissent à eux, il faut citer d’abord ceux noués pour des raisons religieuses. Les Eynard sont des adeptes du mouvement dit du « Réveil », un courant dissident du protestantisme qui prend son essor en Suisse romande dans le second quart du 19e siècle, en particulier à Genève et dans le canton de Vaud. Cette nouvelle sensibilité, à laquelle de nombreuses femmes protestantes ont adhéré en Suisse, a connu le succès en particulier dans les milieux libéraux ; ses partisans ont promu le prosélytisme religieux à travers la fondation de sociétés bibliques, un engagement en faveur de l’instruction des masses, des actions caritatives et le soutien aux organisations missionnaires ; chez les Eynard comme ailleurs, les liens familiaux ont joué un grand rôle dans la diffusion du Réveil (voir Jean-Pierre Bastian, Christian Grosse et Sarah Scholl (éd.), Les fractures protestantes en Suisse romande au XIXe siècle, Genève, 2021, notamment Aline Johner, « La place des femmes durant le clivage religieux vaudois. 1824-1847 », p. 193-211).
On ne s’étonnera donc pas de retrouver de nombreux adeptes du « Réveil » et des personnalités actives dans les missions protestantes dans les portraits de groupe pris par Eynard. Dès les années 1820, le couple Eynard-Lullin se rapproche des courants évangéliques et devient l'ami d’un pasteur suisse établi à Paris Jean-Henri Grandpierre, un religieux très influent dans les milieux évangéliques français. Il est leur voisin à Paris lorsque les Eynard résident à la rue de Londres. Ceux-ci lui ont confié, en novembre 1830, l'instruction de leur fille adoptive, Sophie. Une même sensibilité religieuse explique aussi le fort lien qui unit les Eynard avec deux enfants de Germaine de Staël, Albertine et Auguste. Albertine est une "revivaliste" convaincue qui a été éduquée par le pasteur Jean Isaac Cellérier (1753-1844), un représentant majeur du premier Réveil genevois. Elle est une proche du pasteur Grandpierre qui l’accompagne à son décès en 1838, un fait que celui-ci relate dans ses mémoires (André Encrevé éd., "Les souvenirs de quelques années de ma vie", dans : Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, 161, 2015, pp. 245-281, pp. 395-422 et pp. 569-605). Si Albertine disparaît trop tôt pour être immortalisée par la photographie, inventée une année après sa mort, son époux Victor et ses enfants figurent sur plusieurs daguerréotypes Eynard. Le duc de Broglie raconte dans ses « Mémoires » avoir assisté aux cultes du pasteur Grandpierre à Paris et, lui qui se pensait d' "aucune religion », témoigne de l'effet qu’a eu sur son évolution spirituelle le Réveil (« Souvenirs du feu duc de Broglie 1785-1870 », Paris, 1886). La religion n’est pas le seul motif qui a rapproché Victor de Broglie et Jean-Gabriel Eynard. L’un et l’autre sont des philhellènes convaincus et c’est chez le noble français que le financier genevois découvre l’importance de la cause grecque qui l’occupera sa vie durant.
Une même sensibilité religieuse explique aussi la présence de certains hommes et femmes sur les photographies d’Eynard. Il en va ainsi des descendants de Germaine de Staël, Adélaïde, la veuve du baron Auguste Louis de Staël, le frère d’Albertine, qui est présente lors de deux prises de vue à Beaulieu (DE 045 ; fao 38107) ; son ex-mari a sa vie durant été très actif dans les sociétés réformées françaises, notamment dans le comité de la Maison des missions de Paris que dirige alors Grandpierre. Nombre de personnes photographiées plus rarement par Eynard partagent sa proximité avec le mouvement évangéliste. Né en 1828, le jeune Dunant a eu « une enfance marquée par le Réveil » (Cédric Cotter, dans Bastian, Grosse et Scholl (éd.), op. cit., 285-303). On peut aussi citer des personnalités comme la pédagogue vaudoise Cornélie Chavannes (P/1973/257), le pasteur Louis Burnier, l’un des cofondateurs de l’Eglise libre vaudoise, le banquier Alexandre Lombard, l’ « apôtre du dimanche » (fao 38114) ou encore Cécile de Sellon la tante de l’homme d’Etat italien Camille Cavour dont elle aurait influencé les conceptions sur la religion, notamment sa fameuse idée de « l’Église libre dans l’État libre. ». On trouve aussi les membres d’une famille de banquiers britanniques, des quakers de stricte observance, les Guerney-Fry, en visite à Paris chez les Eynard ; nul doute que les Eynard-Lullin partageaient avec eux une même sensibilité, notamment avec Elizabeth Fry, philanthrope bien connue en particulier pour son action en faveur des détenus (« l’Ange des prisons ») et des sans-abris. La présence d’autres figures s’explique aussi par la religion mais de manière plus indirecte. Si Timothy Ha'alilio est représenté sur trois daguerréotypes, c’est en raison des relations entretenues par les missionnaires évangéliques avec Hawaï. Lors de son passage à Paris en 1843, lui et le pasteur William Richardson, résidaient probablement à la Mission évangélique de Paris. On remarquera aussi sur ces plaques la présence d’un autre missionnaire, Alphonse Lacroix.
En dehors de cette communauté unie par une sensibilité commune, la diplomatie et, d’une manière plus générale, les milieux aristocratiques européens constituent un autre réseau important gravitant autour des Eynard. Curieusement, la cause grecque, présente à travers la figure de Victor de Broglie, ne transparait véritablement que dans un seul daguerréotype (rm 005 : https://bge-geneve.ch/iconographie/oeuvre/rm-005), celui montrant l’ambassadeur de Grèce à Paris Ionnis Colettis en visite dans sa maison parisienne de la rue de Londres ; Eynard fait encore indirectement allusion à ce combat dans l’un de ses autoportraits où il a placé une monographie du comte Capodistria à ses pieds (84.xt.255.38).
On retrouve en revanche l’ambassadeur d’Autriche Antoine Apponyi, des ressortissants de la haute noblesse française – tels le prince Jules de Montléart et sa femme la princesse Marie-Christine de Saxe, les petits-enfants de l’ex-roi Louis-Philippe, un monarque qu’Eynard avait eu l’honneur de photographier quelques années plus tôt (plaques non localisées à ce jour). Le monde politique est bien représenté, par Victor de Broglie que nous avons déjà cité, et par une autre personnalité de premier plan, le juriste Pellegrino Rossi. Les hommes de lettres (Emile Souvestre, Albert de Circourt, Ximènes Doudan), les militaires (Léon Descharmes), les médecins (Germain Rieux, Frédéric Rillet) mais aussi un directeur des bains d’Evian, appartiennent également à ce cercle. Enfin, on constatera que sa pratique de la photographie amène Eynard à rencontrer des praticiens du nouveau médium, qu’ils soient amateurs, comme Adrien Constant, Benjamin Delessert et Simon Bertrand, ou professionnels, comme Noël Paymal Lerebours.
Dans sa pratique de photographe, Eynard sait distinguer ses relations privées de ses relations publiques. Les personnalités sont représentées aussi bien seules qu’avec des proches. Lorsque le diplomate Timothy Ha’alilio vient voir Eynard dans sa propriété, ce dernier produit une plaque réunissant tous les invités, sa femme Anna et lui-même, une deuxième où il est représenté seul avec les deux principaux invités, Thimoty Ha’alilio et William Richards et une troisième sur laquelle il ne figure pas. Dans les grandes compositions réunissant plus de vingt personnes, celles-ci sont parfois mélangées aux membres de la famille, ce qui amène Eynard à isoler une figure sur une reproduction de détail d’une plaque.
Dans ces portraits de groupe, Eynard opère de nombreuses autres distinctions. Il existe ainsi des vues où l’on ne trouve que des femmes (IG 2003-291 et 292), que des enfants (voir le chapitre portraits d’enfants), voire que des employés ou employées (voir le chapitre sur les portraits de la domesticité). Ces différenciations opèrent également au sein d’une même image qu’elles permettent d’organiser. Ainsi, sur une plaque prise à Beaulieu en 1849 (DE 077), Eynard s’est placé au centre, en pivot entre trois femmes, à sa droite, et cinq enfants à sa gauche. Woldemar, le seul garçon, est placé volontairement devant le photographe, le seul homme de l’image. La couleur des vêtements, sombre pour les adultes, claire pour les jeunes, redouble ce principe de composition qui recherche d’abord un effet d’équilibre.
Les progrès technique jouent un rôle décisif dans l’évolution du portrait. Au début des années 1840, il n’est guère question de photographier des groupes très importants, car les cadrages ne peuvent être serrés. Les images laissent une grande place à l’environnement des figures (DE 044 ; 2013 001 dag 025) ; le cadrage peut se faire après coup en couvrant une partie de la plaque d’un large passe-partout percé d’une fenêtre ronde (p 1973 247), ovale (84.XT.255.11) ou aux angles abattus (DE 050), voire parfois en reproduisant le détail d’une plaque (cm 02). Dès le milieu des années 1840, cependant, la technique permet de resserrer la focale et d’augmenter le nombre de personnes sur l’image (DE 059 ; rm 015). En 1842, Eynard prétend avoir réussi une vue de vingt-cinq personnes qu’il gâche cependant par inattention (« Notes journalières », 18 juin 1842, p. 32). Les premiers portraits conservés de grands groupes remontent aux années 1847-1848. Ceux pris vers 1850 sur le bateau Aigle constituent un aboutissement spectaculaire de cette évolution (2013 001 dag 047).
Avec la stéréoscopie, le format de la prise de vue s’approche du carré ou devient vertical. L’alignement en rangs serrés des groupes devient difficile. Eynard ne renonce toutefois pas à l’image en relief. Il modifie sa pratique, privilégie des vues en oblique (DE 062 ; 2013 001 dag 107, 111 et 112) et met à profit les possibilités offertes par l’architecture, qui peut occuper l’espace vide (2013 001 dag 061, 068 et 085) ou offrir des tribunes où répartir les sujets qu’il veut photographier (2013 001 dag 063 et 064 ; DE 047). Le portrait de groupe se trouve transformé par ce nouveau rapport créé entre la figure et son environnement. (Nicolas Schaetti)

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