D’innombrables images de soi alimentent les réseaux sociaux actuels dont elles constituent bien souvent le sujet principal. Au XIXe siècle, les portraits au format carte de visite ont constitué une amorce à ce phénomène. Il y a plus de 170 ans, un peu plus de 15 années après l’annonce officielle de la naissance de la photographie en 1839, Eugène Disdéri invente un système qui allait populariser le portrait photographique sous une forme nouvelle. L’invention qu’il fait breveter en 1854 est un « châssis multiplicateur » qui, associé à une chambre spéciale munie de plusieurs objectifs, permet de juxtaposer sur une même plaque négative quatre, six ou même huit prises de vue. Un peu dans l’idée d’un Photomaton, les images obtenues par tirage contact sur papier albuminé puis collées sur carton sont de petite taille (environ 6 x 9 cm). Si leur format est réduit, le coût de ces cartes de visite est modeste. Alors qu’il fallait compter environ 25 francs auparavant pour un portrait en format standard, on pouvait désormais se procurer pour un franc une série de portraits que l’on pouvait aisément distribuer à ses relations. Cet usage s’est rapidement répandu : les hommes politiques, les artistes, les écrivains, les membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie naissante, nombreux sont ceux qui se pressent chez le photographe. On échange des cartes de visite et on fait circuler ainsi son image comme le permettent les réseaux sociaux du XXIe siècle. La représentation de soi devient un enjeu de la vie en société. Il est possible de collectionner les cartes de visite de connaissances ou de célébrités. Classées dans des albums vendus à cet effet, les portraits de famille pouvaient côtoyer ceux de Napoléon III ou de Sarah Bernhardt. Jusque dans les années 1865, les portraits de photographe restaient réservés à une classe aisée qui peut désormais s’identifier aux grands de ce monde.
Véritable phénomène de société, les cartes de visite se répandent très largement. Tous les photographes, des plus grands ateliers, comme Boissonnas, aux plus modestes, proposent des portraits cartes de visite. Aujourd’hui, la majorité des institutions qui conservent des photographies en abritent. Ces objets témoins d’une technique photographique du XIXe siècle sont une mine d’informations. Au verso des cartes, le timbre des photographes renseigne sur les opérateurs actifs à Genève. Ces portraits de femmes, d’hommes, de familles, d’artistes ou de célébrités dressent un panorama d’une classe sociale genevoise qui venait se faire photographier en atelier. Il y a un aspect très stéréotypé dans la pose des individus. Ils se présentent en pied dans la majorité des cas, dans une posture digne, accoudés à une colonne tronquée, appuyés à une balustrade ou encore assis dans un fauteuil, permettant de déployer les somptueuses toilettes des femmes. Parfois des couples posent avec leurs enfants, dans une attitude empreinte d’une certaine rigidité.
L’album des peintres du Brunswick conservé dans les collections du Centre d’iconographie rassemble des portraits d’artistes dont certains tranchent avec le conformisme des portraits cartes de visite les plus courants. Décalés ou humoristiques, ils donnent à voir par exemple une femme photographiée de dos, ou la même femme vue de face avec le visage caché par une pancarte. Ou encore ce peintre au travail vu de dos, puis de face avec son tableau devant le visage.