Les temps nouveaux
Entre le 6 et le 10 octobre 1927 le bâtiment électoral à Genève accueille un bazar d’un genre original, au bénéfice d’une œuvre caritative : le Préventorium de Salvan, une institution pour personnes affectées par la tuberculose. Sur le thème des « temps nouveaux », la manifestation donne lieu à des concerts de musique du futur, à une revue prophétique sur Genève en 2027 et à de grandioses panneaux peints, donnant forme à de gigantesques paravents dont les décors concordent avec la thématique. « La mécanisation universelle semble avoir hanté le cerveau » du peintre décorateur Gabriel Edouard Haberjahn, ainsi que le relate la revue La Patrie Suisse qui couvre l’événement.
Haberjahn est assisté par les élèves des Écoles d’Art de Lausanne, parmi lesquels figure le peintre suisse Alexandre de Spengler que l’on voit posant sur un panneau représentant les cuisines des ouvriers du futur.
Plus de vingt scènes font voyager les visiteurs du bazar dans un monde futuriste. L’une d’elle présente, comme l’indique sa légende, « Le palais de la SDN et les précurseurs », qui ne sont autres que Gustav Stresemann, Aristide Briand et Austen Chamberlain, trois des signataires des récents accords de Locarno. On les identifie sur le pont d’un bateau, dans la rade de Genève sur le lac Léman, avec le futur Palais des Nations en arrière-plan. Ces accords devaient correspondre à un esprit nouveau du monde d’après-guerre. Le panneau de l’orchestre moderne fait la part belle au jazz. Son chef emprunte les traits d’Ernest Ansermet, co-fondateur de la Société internationale pour la musique contemporaine. D’autres panneaux sont consacrés à l’aviation, aux appareils nouveaux, à la circulation dans les cités nouvelles, aux trains ultra-rapides, à la captation des rayons solaires, aux communications interplanétaires, au départ direct pour la lune, à des appareils conçus pour diagnostiquer les maladies, aux machines à contrôler les déclarations fiscales, aux voyages transsahariens, aux paquebots transatlantiques ultra-rapides, à la mode du futur et au costume rationnel, ou encore à l’Alpe nouvelle où s’élèvent des gratte-ciel reliés par des voies de communication express.
Le monde mécanique qui se déploie sur ces peintures provoque, aux yeux des visiteurs du bazar un effet « violent, provoquant, exhilarant », selon les mots de La Patrie Suisse. Cette esthétique s’apparente à l’art mécanique des courants futuristes qui, dans les années 1920, après avoir prôné la vitesse se lance dans la course au ciel et à l’espace. Le manifeste futuriste de 1919 célèbre l’Art mécanique comme « le symbole, la source directrice de la nouvelle sensibilité artistique […]. Nous chanterons les grandes foules… les usines… les ponts… les paquebots aventureux … les locomotives… et le vol glissant des aéroplanes. »
Après la première guerre mondiale, les milieux culturels romands ne se sont pas montrés particulièrement ouverts aux avant-gardes. C’est ainsi qu’en 1921, par un communiqué publié dans le Journal de Genève, Haberjahn et plusieurs artistes suisses avaient annoncés le retrait de leurs œuvres de l’Exposition internationale d’art moderne, en raison de l’attitude hostile de ses dirigeants. Dans ce contexte, certaines expositions et manifestations éphémères constituent cependant des espaces de liberté qui laissent davantage place à l’audace.