Joséphine Meyhoffer de Félice (1842-1937) Une voyageuse singulière au Proche-Orient #3

Hiver 1876. Une jeune femme de 34 ans et son amie entament un voyage de quatre mois qui les conduisent en Égypte, puis en Palestine, avant de rentrer par la Méditerranée orientale: la Turquie, la Grèce, l'Italie. Ce périple est conduit par John Cook, fils de l'inventeur des voyages organisés, Thomas Cook. Elle réalise un rêve qu'elle relate dans son journal de voyage, aujourd'hui conservé à la Bibliothèque de Genève et récemment édité.

Joséphine Meyhoffer de Félice (1842-1937) Une voyageuse singulière au Proche-Orient #3

Le mont des Oliviers et les mosquées vues du mont de Sion
Léo-Paul Robert En Terre Sainte: notes et croquis d’un peintre Lausanne, Mignot, 1893 Crédit: Bibliothèque de Genève

Le mont des Oliviers et les mosquées vues du mont de Sion

Une femme de son temps

Que nous dit Joséphine Meyhoffer de la condition féminine de son temps au travers du récit qu'elle fait de ses rencontres de voyage? 

Il faut d'abord situer son point de vue. Occidentale privilégiée et éduquée, Joséphine Meyhoffer n'a rien d'une révolutionnaire, elle n'incarne pas un féminisme précurseur à la manière d'Isabelle Eberhardt (1877-1904) ou, plus tard, d'Ella Maillart (1903-1997). Ces deux noms viennent fréquemment à l'esprit lorsque l'on pense à des aventurières suisses, car elles ont su s'affranchir des codes et des conventions genrées de leur époque.

S'il fallait établir un parallèle, c'est plutôt vers la femme de lettres Valérie de Gasparin (1813-1894) qu'il faudrait se tourner. Celle-ci entreprend aussi le même type de voyage (Egypte, puis Palestine), dont elle publiera le récit en 1848: Journal d'un Voyage au Levant.

Toutes les deux ont grandi dans un terreau semblable, le milieu protestant franco-suisse. Elles gravitent autour de ces refuges que sont Genève et Lausanne, vivant leur foi avec conviction tout en fréquentant une société cosmopolite. Elles ont d'ailleurs le même âge au moment de leur périple. L'une s'est fait connaître par son œuvre littéraire –aujourd'hui passablement oubliée– et surtout en créant à Lausanne la première école d'infirmières laïque (La Source); l'autre a secondé son pasteur de mari, dans les différentes villes où il a exercé.

Les deux récits sont pourtant bien différents, dans leur style et leur tonalité. Celui de Valérie de Gasparin, destiné à la publication, est assez démonstratif et moralisateur. Visant l'édification de son lectorat, elle met les populations rencontrées à distance. Elle n'hésite d'ailleurs pas à mettre en scène le comique des interactions entre touristes et autochtones, un peu à la manière d'un Rodolphe Töpffer qu'elle apprécie.

Au contraire, l'écriture de J. Meyhoffer est beaucoup plus directe, d'abord parce qu'elle n'a pas la prétention de faire œuvre littéraire, mais surtout par la fraîcheur de son approche: elle se met volontiers à la place des personnes qu'elle rencontre en chemin, notamment les femmes.

Femme de Bethléhem
Thévoz, Frédéric; Bridel, Philippe Louis Justin La Palestine illustrée: collection de vues recueillies en Orient De Jaffa à Jérusalem Lausanne, Bridel, 1888-1891 Crédit: Bibliothèque de Genève

Femme de Bethléhem

Écoles pour filles

L'éducation des filles constitue un vecteur fondamental de développement, d'émancipation, de réduction de la natalité et d'amélioration des conditions de vie. Au cours de son voyage, tant en Égypte qu'en Palestine, Joséphine visite de très nombreuses écoles fondées par des missions, destinées aussi bien aux Occidentaux qu'aux populations locales, accueillant juives et arabes de toutes classes sociales.

Beaucoup de ces établissements sont dirigés par des femmes entreprenantes. Au Caire, "la directrice, Mlle Rosa, est une Syrienne, élevée à Beyrouth, et sachant l'arabe, le turc, le français et l'italien; c'est une personne très intelligente et entendue..." (18 février, p. 52). À Jaffa c'est une Anglaise, Miss Arnott, qui décida "lors d'un simple voyage", de fonder une petite école après avoir été "frappée de l'ignorance et de l'abandon dans lesquels les femmes et les petites filles étaient laissées" (19 mars, p. 103). Mais c'est à Jérusalem que Joséphine découvre le plus d'établissements. Elle remarque un ouvroir destiné aux juives, qui permet à "ces pauvres femmes de gagner quelque chose, en même temps qu'elles sortent ainsi pour quelques heures, d'une manière profitable, de leurs tristes et sombres intérieurs." (28 mars, p. 147).

Toutes ces bonnes œuvres se développent dans la perspective d'une mission civilisatrice du christianisme. Toutefois, des femmes compétentes, sans remettre en cause les conventions de leur époque, pouvaient en tirer parti pour exercer des activités professionnellement exigeantes et valorisantes. L'idée que la faible considération portée aux femmes dans le système patriarcal était la cause de l'ignorance dans laquelle les filles autochtones sont maintenues n'effleure même pas la voyageuse. Pourtant cet état la choque autant que Miss Arnott: aucune raison objective ne justifie d'empêcher les femmes d'acquérir des connaissances et il semble évident que l'ignorance doit être combattue.

Joséphine est impressionnée par les accomplissements de ces équipes pédagogiques féminines. Elle loue l'excellence de leur méthode, la parfaite tenue des établissements, et se rend compte par elle-même des connaissances acquises par les pensionnaires. Aujourd'hui on parlerait d'empowerment pour qualifier ces initiatives.

Le mont des Oliviers et les mosquées vues du mont de Sion
Léo-Paul Robert En Terre Sainte: notes et croquis d’un peintre Lausanne, Mignot, 1893 Crédit: Bibliothèque de Genève

Le mont des Oliviers et les mosquées vues du mont de Sion

Présence dans l'espace public

En-dehors du cadre missionnaire, la rencontre avec les femmes orientales est pour Joséphine une expérience plus intrigante. Une activité immémoriale rythmant le quotidien des femmes est la corvée d'eau. La voyageuse l'observe en plusieurs occasions. Les 17 et 22 février, en Egypte: des femmes se rendent par groupes au canal ou à la fontaine pour y puiser de l'eau. Le 22 mars, près de Bethléhem: de nombreuses sources forment de petits réservoirs, dans lesquels elles font provision d'eau. Et encore le 1er avril, vers Nazareth, autour de la monumentale Fontaine de Marie.

Ce thème est un lieu commun dans la peinture d'histoire au 19e siècle, portée par l'engouement pour l'orientalisme. Joséphine Meyhoffer confère dignité et noblesse à celles qui s'acquittent de cette activité domestique, dépeint la grâce et l'aisance de leurs mouvements. A Bethléhem, "leur voile blanc, qui ne cache pas la figure, est soutenu par une sorte de bonnet haut et raide: elles ont, pour la plupart, un beau type, et un air noble et digne" (22 mars, p. 111). Les mêmes mots décrivent les femmes de Nazareth. A la Fontaine de Marie elle ne manque pas d'évoquer l'histoire biblique: "Nous aimons à nous représenter Marie, dans un costume peut-être analogue à celui de ces femmes, venant à cette même fontaine puiser de l'eau pour son humble ménage." (1er avril, p. 167).

Ces images de femmes en plein air, modestes mais libres de leurs mouvements, contrastent avec celles des dames de haut rang, qui vivent recluses. L'avenue de Shubra, "le Longchamp du Caire" est un lieu de représentation de la haute société, que fréquentent "les dames égyptiennes presque toujours dans des voitures fermées" (20 février, p. 57). Une visite de Joséphine et de son amie chez une dame du Caire est révélatrice d'un choc civilisationnel: "Cette dame sort peu de chez elle, et jamais sans avoir le visage couvert; elle n'a jamais été vue sans voile par aucun des parents de son mari... La dame égyptienne s'étonne beaucoup de voir deux demoiselles voyager seules; c'est tellement en-dehors de toutes ses idées qu'elle peut à peine le comprendre. Du reste le fait même que nous ne sommes que des demoiselles l'étonne aussi beaucoup." (15 mars, p. 97).

Vers le terme de son voyage, le spectacle de la sortie du sultan à Constantinople pour la mosquée, suivie par les voitures de dames turques richement vêtues, est certes plaisant à observer, mais suscite une pointe de tristesse: "C'est une des grandes distractions de ces dames, dont la vie est bien vide, de venir ainsi assister à la sortie du sultan." (28 et 29 avril, p. 224). La désapprobation pour ce mode de vie oisif et étouffant est bien trop éloigné de ses principes, mais surtout de son tempérament.

L'altérité au féminin

En chemin, le contact proche avec les habitantes est ainsi source d'étonnement, d'abord en raison de leur apparence. La vivacité des costumes et des accessoires est une constante, tout comme l'intensité du maquillage. Sur l'île d'Eléphantine à la hauteur d'Assouan: "... Nous y voyons surtout des femmes; leurs coiffures nous frappent; elles ressemblent à celles de maintes anciennes figures que nous avons vues en peinture murale: leurs cheveux sont partagés en une multitude de petites tresses, minces, courtes et grasses." (7 mars, p. 88). Des pratiques corporelles si éloignées de la conception classique et chrétienne qui prône la pureté du corps suscitent néanmoins plus de curiosité que de répulsion. Notamment face à cette femme d'Assiout devant la porte de sa maison qui "a un gros anneau d'or passé au nez" (27 février, p. 74). 

Les tatouages que portent les femmes à Solem en Palestine sont décrits avec précision: "... [les femmes] me montrent le tatouage de leurs mains, de leur figure; et m'expliquent tant bien que mal comment ce tatouage se fait: elles ont des aiguilles extrêmement fines, et font des piqûres formant des dessins, puis y versent une couleur bleue, qui pénètre dans les piqûres et s'y insinue d'une manière ineffaçable..." L'opposition à ces pratiques est en revanche sans équivoque: "Je tâche de leur faire comprendre combien nous, Européennes, nous aimerions peu avoir nos mains tatouées ainsi, et je leur montre à quoi nous servent nos aiguilles et nos épingles..." (1er avril, p. 165).

Les coutumes locales exercent une certaine fascination, tant elles manifestent une exubérance qui tranche avec le comportement retenu que doivent observer les Occidentales. À Naplouse, "...la ville a l'air en fête: toute une population, surtout de femmes et d'enfants, se divertit à l'ombre des oliviers; les femmes sont dans leurs costumes les plus voyants; les enfants sautent, courent s'amusent; le coup d'œil est charmant." (30 mars, p. 157). 

À Guilgal, Joséphine Meyhoffer assiste à un spectacle où les femmes déploient une forte énergie: "... D'abord les femmes qui, dans leur costume bleu foncé, se rangent en demi-cercle, et nous montrent comment elles s'excitent au combat, ou au moins se persuadent du bonheur de leurs maris à s'y rendre: toutes chantent ensemble un rythme monotone, cadencé, sauvage, et parfois elles s'entre-répondent; puis une ou deux d'entre elles sortent des rangs, brandissant une épée nue; et faisant des mouvements passionnés de tout leur corps, frappant des mains en cadence, et poussant des cris sauvages." Ici un palier est franchi: on n'est plus dans la grâce ni même l'exubérance, mais dans une démonstration virile et guerrière. La précision de la description manifeste tout l'intérêt porté à la scène, mais le jugement est sans appel: "... on se croirait pour le moins entouré de sorcières, ou de démons" (23 mars, p. 121). Il arrive un moment où l'altérité est trop grande pour être supportée. Comme lors de la Fantasia de Louxor que nous avons déjà évoquée.

Discriminations

Est-ce que durant son voyage l'autrice a été victime de discrimination en raison de son sexe? En tant que participante de la caravane Cook, elle évolue en Égypte et en Palestine au sein d'un microcosme protecteur. À quelques endroits de son journal, elle prend pourtant conscience d'une différence de traitement dont elle pâtit. À Jérusalem, elle tente de se faire ouvrir les portes de l'Église du Saint-Sépulcre en demandant à un moine italien, avec force gestes, à quelle heure elle sera ouverte, mais il se moque ouvertement d'elle: "... je n'en obtiens que des ricanements et des gestes qui signifient qu'il ne peut pas me renseigner" (27 mars, p. 142). Comme par hasard, il faudra l'intervention d'un homme, M. Shick, personnalité en vue de la colonie protestante, pour qu'elle puisse pénétrer dans le lieu saint.

Mais c'est surtout l'interdiction de visite pour les femmes du couvent de Mar Saba qui suscite son agacement. Elles doivent patienter à l'extérieur du couvent jusqu'au soir en attendant que les messieurs soient de retour, sans même pouvoir rejoindre le campement proche en raison du danger que peuvent causer les incursions de Bédouins (22 mars, p. 115). À ce moment-là, elle ressent cette mesure comme une injustice liée à sa condition.

Manières de voyager, réactions face à l'altérité, colonialisme, place des femmes, ce Journal de voyage en Palestine fait écho, à plus d'un siècle de distance, à bien des préoccupations d'aujourd'hui.

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