Les excursions daguerriennes: nouvelle géographie du voyage?
Les excursions daguerriennes: nouvelle géographie du voyage?

Cette divulgation suscite tout au long de l’année 1839, l’émoi des scientifiques comme du public lettré et fortuné. Elle fait sortir du bois des concurrents obscurs, mais nombreux qui revendiquent à leur tour, leur capacité à fixer des images. Et, bien sûr, il y a ceux qui y voient un marché source de profits: en premier, les éditeurs-libraires et marchands d’estampes…
Affaire parisienne? Pas seulement. A Genève, Rodolphe Töpffer, théoricien de l’art et voyageur touriste s’y intéresse très vite. Son ami, peintre et correspondant, Xavier de Maistre l’interpelle moins de deux mois après la première présentation du procédé à l’Académie des sciences de Paris. Dans le compte rendu de celle-ci, daté du 7 janvier 1839, il est écrit: «la lumière reproduit elle-même les formes et les proportions des objets extérieurs, avec une précision presque mathématique […] car la méthode crée des dessins et non des tableaux en couleur». La technique quasi miraculeuse n’est toutefois pas sans faiblesses. Xavier de Maistre ne manque pas de le rappeler dans sa missive.
«Ces tableaux ressemblent beaucoup à une belle gravure en manière noire ou aquateinte, et mieux encore aux paysages qu’on observe dans la réflexion des verres noirs; les couleurs des objets extérieurs n’agissent qu’en raison de l’intensité de la lumière qu’elles contiennent; ainsi les arbres sont presque noirs dans le tableau et le mouvement des feuilles rend la représentation confuse. Tout ce qui a du mouvement ne peut être représenté, de là l’impossibilité presque absolue de faire des portraits. Si l’on parvenoit à fixer une tête pendant 6 minutes, le clignotement indispensable des yeux en fairoit le portrait d’un aveugle. Dans un de ces tableaux, on voit une charrette et deux chevaux dont l’un est sans tête parce qu’il la balançait. En général, le paysage est ce qui réussit le moins bien. J’ai trouvé les ciels toujours obscurs, je ne sais pourquoi, mais l’architecture, les statues, les intérieurs sont la nature même.» (28 février 1839).
Töpffer rétorque qu’à ses yeux, le daguerréotype n’est qu’un «excellent terme de comparaison, dans un livre où je veux montrer que l’imitation est, dans l’art, moyen et non pas but, ou, en d’autres termes, qu’un excellent Raphaël sera toujours autre chose et plus que la plus fidèle imitation du plus beau site par le plus parfait des procédés. Vous jugerez si j’ai réussi.
D’ailleurs, entendons-nous. Je n’ai pas l’ombre de rancune contre le procédé Daguerre, je le trouve curieux et admirable, mais j’en veux à l’idée admise aussitôt par le vulgaire que ce procédé enfonce l’art, idée matérialiste, et que, à ce titre, j’ai légèrement en abomination, comme tout ce qui contient implicitement le principe du matérialisme. […] J’ai reçu en cadeau un Daguerre, qui représente Notre-Dame et les maisons voisines. C’est admirable de fini, curieux, instructif, et, toutefois, je me suis confirmé dans l’idée que, ceci n’étant que pure imitation, quelque belle qu’elle soit, elle manque du principe de vie qui rend l’art immortel, principe qui est la pensée, et rien d’autre. Et la preuve, nous la verrons du moment où ces épreuves seront infiniment multipliées et à bas prix: l’on n’en fera guère plus d’usage que du kaléidoscope, tandis que l’on fera toujours du cas des tableaux. A chaque épreuve, c’est une reproduction identique de la nature par le même procédé; à chaque tableau, c’est une reproduction nouvelle de la nature par d’autres procédés, qui sont d’expression et non d’imitation.» (21 novembre 1839)

Töpffer ne va pas se contenter de cet échange privé. A la faveur de la sortie d’un livre album, Excursions daguerriennes, il développe son argumentaire dans un essai (Bibliothèque universelle de Genève mars 1841). Töpffer y fait valoir son combat contre le lieu commun assignant aux Beaux-Arts le soin d’imiter la nature. A ses yeux, la photographie est reproduction identitaire, perception organique. A la rigueur du contour obtenu par la machine, il oppose le geste de l’artiste, l’esquisse dessinée, le croquis ressemblant, c’est-à-dire, «qui rappelle». «Or ce qui rappelle instantanément, pleinement, c’est moins ce qui est semblable à l’objet lui-même que ce qui est semblable à l’idée qu’on se fait de l’objet.» Spiritualité transformatrice de l’art selon Töpffer contre matérialisme des «bourgeois vaniteux» qui voient en Daguerre l’aboutissement de l’art «rendu produit, marchandise, article de consommation», symbolisé par la «circulation généralisée» des daguerréotypes et que Töpffer, caricaturiste jusqu’au bout des ongles, exemplifie par le potentiel surgissement d’un flux incessant de portraits photographiques, échangés à travers la planète sans distinction de rang ou de statut.

Néanmoins, en ces premiers mois d’expérimentation, l’impressionnante qualité de la reproduction de l’image d’après nature par le nouveau procédé optique et chimique, se révèle moins à l’œil qu’à la loupe voire au microscope…
Les temps de pose ne permettent pas de concrétiser le rêve de la photo-portrait et la complexité du dispositif dément la promesse d’une technique à la portée de tous et suscitant l’accumulation de photos souvenirs par des touristes en goguette. Xavier de Maistre voit juste quand il annonce à Töpffer que «le désappointement des touristes qui croyoient emporter par ce moyen toute la Suisse dans leur portefeuille en courant la poste est fort amusant, mais ne diminue pas le prix de cette heureuse invention.» (16 octobre 1839).
Sur le temps court des années 1839-1841, Les excursions daguerriennes, est emblématique des difficultés éprouvées pour atteindre les ambitions premières et provocatrices d’éditeurs défenseurs du daguerréotype et soucieux de rivaliser avec l’art.
La publication des excursions est une véritable entreprise commerciale. Portée par un célèbre opticien proche de Daguerre (Lerebours), associé à un acteur clé du commerce international de librairie (Bossange) et un marchand d’estampes qui va se spécialiser dans la photographie à l’échelle internationale (Rittner et Goupil), elle répond à un programme coûteux et exigeant qui ne peut éviter un compromis fondamental. Le daguerréotype est un positif sur plaque unique. Sa reproductibilité suppose donc le recours à un procédé de gravure. Le choix retenu est de qualité: avec la gravure sur acier, le rendu des images daguerriennes est de belle facture, en comparaison des lithographies d’un ouvrage concurrent consacré exclusivement à Paris par le spécialiste parisien: Charles Philipon (Maison Aubert).

Dire qu’il s’agit de graver d’après nature, ne change rien à l’affaire. De l’aveu même de l’éditeur, des adjonctions pour animer les scènes sont réalisées par le graveur, comme pour réinjecter dans l’image ce que la prise de vue ne peut saisir: le mouvement du vivant. Le paradoxe de l’entreprise est patent.
Edité sur plus de deux ans, diffusé en fascicules successifs avant d’être relié, cet ouvrage collectif est réservé à une élite. Son prix (100 francs) représente alors quelque 50 journées de travail ouvrier! De plus, l’ouvrage échappe à tout modèle éditorial éprouvé, et doit son existence à la présence d’un réseau d’amateurs d’optique mobilisable à qui Lerebours prête le matériel et fournit le manuel d’utilisation du daguerréotype qu’il a édité.
Ces excursions de papier ne sont ni récit de voyage, ni guide touristique. Parce que le projet est de promouvoir le daguerréotype, ce que plusieurs textes confirment par le soin mis à contextualiser la réalisation de ces «tableaux», le premier volume dessine une géographie de lieux chargés d’histoire, redevable du modèle littéraire du voyage en Orient inauguré par Chateaubriand puis Lamartine. Toutefois, au nom de la vérité des daguerréotypes, certains auteurs égratignent les perceptions romantiques que contredit l’expérience vécue et traduite en image. De plus, les lieux photographiés s’affranchissent aussi des stéréotypes du voyageur, au gré des opportunités de ramener des «vues» en un temps court. Ainsi, à côté des images d’Italie, d’Egypte ou de Syrie, Alger, Moscou, Stockholm ou Genève se glissent dans ce nouveau panorama d’un monde à découvrir qui s’ouvre même à l’espace américain avec une vue des chutes du Niagara. La volonté déclarée en titre de construire une œuvre à l’échelle du «globe», réaffirmée dans le second volume pourtant replié sur l’espace national français, n’est pas à mésestimer. Même incertaine en 1840, une nouvelle géographie du voyage, du tourisme et de l’information est bien l’horizon d’un regard qui veut s’élargir à l’Inde et la Chine.

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