L’Enfer des bibliothèques
Du moins c’était le cas en 1997 quand celle-ci apparaît dans le premier roman de la célèbre série de J.K. Rowling.
L’Enfer des bibliothèques
Appelé souvent "Enfer", bon nombre de bibliothèques possédaient ou possèdent encore ce genre de dépôt "secret" pour les documents textuels et iconographiques jugés "impropres à la consommation courante".
Moins funestes que leur équivalent du monde des sorciers (les livres interdits des bibliothèques des moldus ne traitent pas de la magie noire et ne poussent pas de cris quand des personnes sans autorisation les approchent), ces Enfers sur terre n’en étaient pas moins protégés des yeux indiscrets, et ceci jusqu’à récemment encore. La "section des livres interdits" de la Bibliothèque, dite "Réserve du directeur", fut démantelée il y a à peine une décennie.
Pourquoi acheter des livres pour les cacher ensuite au public? Et pourquoi les conserver alors que la sensibilité des bibliothécaires et du public a changé? C’est le destin paradoxal des bibliothèques à vocation patrimoniale, et d’autant plus de celles dépositaires du dépôt légal: obligées de posséder des documents produits sur leur territoire, elles ne sont pas pour autant tenues de les rendre accessibles pour tout le monde. Aussi les gardent-elles pour des raisons historiques, scientifiques ou légales, mais les cachent pudiquement, ne les dévoilant que sur autorisation spéciale de l’autorité compétente.
La route de l’Enfer est pavée de bonnes intentions, dit-on. Dans le cas des bibliothèques, elle est plutôt pavée de Morale, de Religion, de Politique… mais surtout de censure! Certaines enferment majoritairement une collection de textes "hérétiques" (comme la Bibliothèque du Séminaire au Québec), d’autres des "politiquement incorrects" (comme la BCU – Lausanne), ou encore des "moralement répréhensibles" (à l’instar de la Bibliothèque nationale de France).
Selon la liste de son inventaire au moment de son démantèlement en 2013, l’Enfer de la Bibliothèque de Genève appartient à cette dernière catégorie. A quelques exceptions près, la quasi-totalité des livres et revues bannis ont trait à la sexualité ou du moins à une certaine conception du corps. La liste des imprimés mis à l’index, fruits indésirables de la loi sur le dépôt légal, laisse entrevoir une face insoupçonnée de la ville de Calvin avec des titres comme "Guide secret des plaisirs à Genève, Lausanne, bassin lémanique & France voisine" (2003), "Nocturne: le magazine plein d’idées pour elle et pour lui!" (1986-1997), "Minuit plaisir: le mensuel érotique pour la Suisse romande et la France voisine" (1979-2004), "Swing club: votre magazine qui sort du cadre habituel: annonces privées garanties authentiques" (1984-1986)…
Cependant, l’Enfer de la BGE ne s'est pas constitué uniquement avec des œuvres produites (créés, imprimées, éditées) à Genève ou par un-e Genevois-e. On y retrouve les grands classiques de la littérature érotique mondiale: L’œuvre du marquis de Sade dans l’édition d’Apollinaire, les Poésies libertines de Théophile Gautier, Le jardin parfumé du Chekh Nafzaoui, les Mémoires de Fanny Hill, Le Kama Soutra, Histoire d’O ou encore le Satyricon de Pétrone… Mais également des traités savants sur les fondements philosophiques de la sculpture érotique indienne ou des représentations tantriques au Népal, et des manuels médicaux consacrés à la santé des seins.
Sans surprise, les pratiques jugées alors déviantes sont également reléguées à l’Enfer: L'homosexualité et les types homosexuels par le docteur Laupts, préfacé d'Emile Zola (1910) y côtoie Regards de femmes de Marina (2000) et Le corps lesbien de Monique Wittig (1973). Mais même les modifications à priori non sexualisées du corps (tatouages, piercings, branding, implants, scarifications) semblent être trop dangereuses pour les exposer au public (Changer le corps, sous la direction de Stéphanie Heuze, Paris, Ed. de la Musardine, 2000).
Cette pudibonderie qui perdure à l’aube du 21e siècle interroge, surtout quand on sait que ces ouvrages destinés à la "Réserve du Directeur" n’ont pas seulement été cachés du public, mais également des yeux innocents des jeunes bibliothécaires: uniquement les femmes mariées étaient autorisées à les cataloguer!
En 2013 enfin la décision fut prise de purger l’Enfer, et les documents, libérés ont été intégrés à la collection générale de la bibliothèque. Cependant, un mystère demeure: si nous connaissons la date à laquelle la "Réserve du Directeur" est fermée, sa date de création reste inconnue.
Dépositaire du dépôt légal depuis le 16e siècle, la collection de la bibliothèque s’est longtemps développée grâce aux ouvrages soumis à la censure. Existait-il une section, dès cette époque, pour y cacher les livres non autorisés? Aujourd’hui rien ne permet de l’affirmer. Compte tenu de la date et de la thématique des ouvrages que cette réserve spéciale contenait au moment de sa fermeture, il est plus probable qu’elle fut instaurée dans le sillage de la création de l’Enfer de la Bibliothèque nationale de France au 19e siècle.
Si le catalogue de cette dernière a fait l’objet d’études sérieuses depuis la publication de sa première "icono-bio-bibliographie descriptive, critique et raisonnée complète» par Guillaume Apollinaire en 1913 (dont la collection "Les maîtres de l'amour" figure en bonne place dans notre Enfer local !), celui de la BGE reste encore inexploré à ce jour.
Pourtant, l’existence-même de cette "section interdite" rappelle que la sensibilité humaine change: ce qui est scandaleux à une époque devient banal à une autre, mais l’inverse peut être vrai aussi…
A chaque époque son Enfer, qui en dit autant des censeurs que des auteurs censurés.
Sources :
Apollinaire, Guillaume, Fernand Fleuret, and Louis Perceau. L’Enfer de la Bibliothèque nationale : icono-bio-bibliographie descriptive, critique et raisonnée complète à ce jour de tous les ouvrages composant cette célèbre collection, avec un index alphabétique des titres et noms d’auteurs. Paris: Mercure de France, 1913.
Gachet, Stéphane, « Les «enfers» de la bibliothèque », Uniscope, n° 453, 5-11 juin 2002, pp. 1 et 6. Consulté en ligne le 2 juillet 2024 sur https://podcast.unil.ch/unil/uniscope/453.pdf
Quignard, Marie-Françoise, Raymond-Josué Seckel. L’enfer de la bibliothèque : Eros au secret. Paris: Bibliothèque nationale de France, 2007.
Weissbrodt, Bernard. « La réserve du directeur de bibliothèque ». Swissinfo, 5 mai 2002. Consulté en ligne le 2 juillet 2024 sur https://www.swissinfo.ch/fre/culture/la-r%c3%a9serve-du-directeur-de-biblioth%c3%a8que/2693832
Radio Bascule. « S3E20 Reportage - La “Réserve du Directeur” de la BGE : interview de Lucie Eidenbenz avec Agnes Motisi-Nagy ». s. d. Radio Bascule - plateforme de podcasts. Consulté le 3 juillet 2024. https://radiobascule.ch//midi-bascule/s3e20-reportage-la-reserve-du-directeur-de-la-bge/909.
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