Le paysan et le pourceau: quand la fable de Carteret devient politique

Les fables et leur bestiaire sont aujourd’hui de vagues souvenirs d’école, des récits versifiés jugés désuets, aux morales bien senties qu’on rattache à La Fontaine (1621-1695) voire à Florian (1755-1794). Le genre serait-il resté sans postérité? Pas tout à fait.

Le paysan et le pourceau: quand la fable de Carteret devient politique

fable de Carteret
"Genève ! Souvenir de M. Carteret. Le paysan et le pourceau", caricature tirée de: La Tribune du Peuple, 16.09.1876 Crédit: Bibliothèque de Genève

Au XIXe siècle, le vaudois Jean-Jacques Porchat (1800-1864), né à Vandœuvres (GE) se fait fabuliste avec un recueil édité dans sa jeunesse (1826) et une anthologie pour les écoles en 1849.

A Genève, un autre membre de l’Académie s’approprie le genre: Antoine Carteret (1813-1889). Ce professeur de lettres est également homme politique, partisan de la révolution radicale de 1846, membre du conseil administratif de la Ville de Genève (1847-1851) puis conseiller d’Etat (1851-1853). En 1862, alors qu’il n’a plus de mandat électif, il publie un recueil de fables où l’on retrouve toute la tradition des animaux pensant. Animaux de bât ou de basse-cour, animaux domestiques (chevaux, chats, chiens, ânes, poules, vaches, etc.) se confrontent ou côtoient les représentants de la nature sauvage (loups, renards, insectes, oiseaux, fouine, rat) quand ils ne sont pas directement mis en relation avec des humains. Le propos est toujours édifiant, mais toute bonne morale est exigeante et suppose exemplarité.

Or, au fil des années, Antoine Carteret renforce un discours et une action politique contre le catholicisme qui lui vaut d’être considéré par certains opposants comme «sectaire». En 1872, alors qu’il est membre du conseil d’Etat depuis 1870, il fait adopter la loi sur l’école obligatoire et laïque. En 1876, il porte la transformation de l’Académie en université sur les fonds baptismaux avec Carl Vogt. La même année, il renforce la tutelle de l’Etat sur les communes du canton. C’est à ce moment précis que La Tribune du peuple, feuille périodique satirique genevoise, dénonce la dérive autoritaire de Carteret et le renvoie à l’une de ses fables rééditées en 1873: «le paysan et le pourceau».

fable de Carteret
"Genève ! Souvenir de M. Carteret. Le paysan et le pourceau", caricature tirée de: La Tribune du Peuple, 16.09.1876 Crédit: Bibliothèque de Genève

Sous l’image est écrit: «Est-ce le fabuliste ici  peint par lui-même? Tournez, et le verso résoudra le problème.»  
Au verso en effet, le pamphlétaire Antoine Ducimetière fait un rapprochement avec la  situation politique de l'époque, il explique: «Le matin, le paysan caresse et vante le cochon pour en tirer un bon prix; le soir, le cerveau troublé par les fumées du vin, il le frappe à grands coups de parapluie», frustré de n’avoir pu vendre le malheureux animal. Et voilà Carteret assimilé au paysan versatile. «En 1846, M.Carteret séduisait le peuple par les discours d’un libéralisme pur sang[…] enivré non par le vin comme le marchand de cochon, mais par la passion du sectaire et du partisan, au lieu du parapluie il fit jouer la baïonnette et la canne plombée au baptême de Compesières, à l’enterrement de Bernex et dans maintes autres petites dragonnades». 

Dans cet imbroglio politique, Ducimetière dénonce le despote qui pervertit l’esprit du code pénal genevois censé garantir les communes d’un autoritarisme cantonal par le recours à un jury impartial et offrant la publicité des débats. Carteret aurait même prétendu «que le jury pourrait subir des influences politiques et qu’il ne serait pas impartial à l’égard d’un maire ou d’un adjoint récalcitrant. On lui a répondu que c’est bien plutôt le Conseil d’Etat qui serait exposé à la partialité puisqu’il serait juge dans sa propre cause.». Et de rappeler que Carteret accapare non seulement le droit de révoquer les maires mais «pourra les condamner à ne pas être réélus pendant trois ans. Jusqu’à présent, la fameuse maxime caucusienne, «Nous ferons ce que nous voudrons», était de l’arbitraire, aujourd’hui elle est légalisée[…], C’est partout la même tactique des nouveaux Jacobins: couvrir du manteau de la légalité les actes d’un despotisme révoltant.» Quant à la morale de l’histoire? Le citoyen n’est pas le pourceau de la fable et ne subira pas le joug. Par le principe électif, «si le député veut un pouvoir arbitraire, le peuple souverain lui reprend son mandat». Vaines paroles en notre temps présent?

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