La Composphère
La Composphère



C’est une lourde et massive machine, encore empoussiérée de son sommeil de cave, qui a rejoint à la Saint-Nicolas les archives des Éditions Zoé à la Bibliothèque de Genève (1).
Un long silence l’a rendue muette, pourtant sa solide présence évoque un premier chapitre épique de la formidable aventure éditoriale de Zoé qui fut à ses débuts, de 1975 à 1983, «à la fois un atelier du livre et une maison d’édition»: «Tout, du choix du texte à sa reliure, en passant par la composition et l'impression, se déroulait dans un même endroit. Imprimer soi-même les livres que l'on édite, écouter le chuintement régulier de la presse offset, tendre l'oreille aux souffleries qui en aspirent le papier, observer les feuilles passer entre blanchet et contre-cylindre avant qu'elles ne tombent, légères, sur la table de réception, bien imprimées du texte que l'on veut faire aimer: voilà les moments d'euphorie de cette période utopique» (2).

CIG, Fonds photographique des éditions Zoé (zoe p zoe 07): Atelier d’imprimerie à la rue Peschier, 1977, photographie de Jeanne Chevalier, reproduite avec son aimable autorisation.
Après avoir observé les rudiments du métier auprès de l’éditeur Grünauer, Marlyse Pietri crée les éditions avec Xavier Comtesse en 1975. La grande presse offset est installée dans les «communs» de ce dernier à Russin, les bureaux et le labo photographique chez elle à Champel. Au départ de Xavier Comtesse, après un an d’activité et cinq premiers livres publiés, deux associées, Arlette Avidor et Sabina Engel, rejoignent Marlyse Pietri dans l’aventure. Une amie et conseillère, Michèle Fleury, fait office de «quatrième mousquetaire». Les presses sont installées dans un garage loué au bout de la rue Peschier.

CIG, Fonds photographique des éditions Zoé (zoe p zoe 12): Arlette Avidor, Sabina Engel et Marlyse Pietri aux manettes, photographie de Jeanne Chevalier, reproduite avec son aimable autorisation.
Au mur, dessin de la couverture de «Reportages en Suisse», 1977.
Fin 1977 les éditions déménagent au 20 rue du Cardinal-Mermillod à Carouge, puis en 1992 à la rue des Moraines à Carouge. En 1983, le départ de ses associées marque la fin de l’utopie, Marlyse Pietri continue seule et doit se résoudre à la vente de la grande presse offset: «J’ai cru, en la voyant quitter les locaux de Carouge, la porte à deux battants grande ouverte sur la rue, que mon âme s’en allait avec elle, en Algérie, là où elle devait poursuivre sa carrière. Ainsi s’en vont vers le sud, usés par l’Europe, de nombreux outils» (3).
Nées des aspirations de 1968 où la division du travail et la hiérarchie sont jetées aux orties, les jeunes Éditions Zoé s’affranchissent en effet de la composition et de l’impression typographiques grâce à deux innovations majeures: la machine à écrire IBM à boules, autorisant désormais en toute indépendance un vrai travail de composition, avec des fontes multiples de caractères proportionnels et interchangeables; et la presse offset dont le procédé d’impression indirecte repose sur le principe lithographique, mais en employant des plaques souples et insolables, accueillantes matrices chacune de 16 pages d’un livre.


L’Electronic Selectric Composer (4), ou Composphère, selon son nom vernaculaire qui évoque bien ses qualités, pour l’époque stratosphériques grâce à sa mémoire intégrée de 8'000 caractères, est ainsi le berceau de la publication assistée par ordinateur (PAO). Mais sa petite mémoire n’économise pas encore le soigneux travail artisanal de découpage et collage des coquilles et corrections. Les maquettes conservées dans le fonds Zoé portent ces invisibles et patients bricolages et racontent qu’un livre, pour exister, doit s’écrire et se fabriquer.

BGE, Arch. Zoé D.3.7: page de la maquette définitive de Reportages en Suisse. L'Exécution du traître à la patrie Ernst S., par Nicolas Meienberg, première édition par Zoé d’une traduction, de l’allemand par Philippe Schwed et Luc Weibel, avec une préface de Jean Ziegler, janvier 1977
Sources et liens
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Marlyse Pietri, « Une Aventure éditoriale dans les marges », Editions Zoé, 2000, pages 8 et suivantes, BGE Wbt 00-54. A visionner également une émission télévisuelle consacrée aux jeunes éditions Zoé : « L’Arche de Zoé », diffusée le 1er novembre 1981.
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Ibidem
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L'Electronic Selectric Composer est lancée en janvier 1975 par la division bureautique d'IBM. Il s'agit d'une unité de composition automatisée à impression directe dotée d'une mémoire intégrée. Parmi ses autres caractéristiques, on peut citer la justification automatique, l'impression automatique en colonnes, d'imprimer à droite, à gauche ou selon n'importe quelle configuration spécifiée. Elle dispose également de plus de 125 polices d'impression interchangeables (têtes de caractères) dans des tailles allant de 3 à 12 points.
Les qualités innovantes et les possibilités de reformatage du texte de la Composphère expliquent son prix de vente, également stratosphérique : 25'000.- que l’éditrice Marlyse Pietri a pu réunir grâce à un prêt, ou financement participatif, tombé du ciel.
On peut ajouter qu’un exemplaire, moins bien conservé que notre belle endormie (de fabrication hollandaise), fait partie des collections du Tekniska museet de Stockholm (cote 42394)
Sans voyager aussi loin, pour les nostalgiques et les passionnés de machines : musée de la machine à écrire et musée bolo.
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